La neige n’a pas découragé les bouquinistes. C’est vrai qu’il ne fait pas chaud, mais le ciel est dégagé, l’air est sec, vivifiant. Le bas de son visage disparaît presque entièrement sous une épaisse écharpe de laine. Il traîne, furète, fouille. Il n’est pas pressé. Rien ne l’attend aujourd’hui. Lui n’attend rien, si ce n’est passer un peu de son temps. Il regarde les couvertures, le titre d’abord, puis l’auteur. De temps à autre il s’empare d’un volume, plus ou moins grand, plus ou moins épais. L’ouvre, lit un passage, en général le début d’un chapitre mais parfois juste une phrase, comme ça, au milieu d’une page. Parfois il va jusqu’à le retourner pour lire la quatrième de couverture. Il finit par en choisir un. Il ne sait pas trop dire pourquoi. L’auteur lui est inconnu. Il est noté au dos qu’il s’agit de son premier manuscrit. Il s’assied un peu plus loin sur un banc le long des berges du fleuve, tourne la première page. Lorsqu’il referme le livre, il fait nuit.
Un dimanche d’après-midi d’hiver. Voilà: c’est ici que tout commence….
Je soupire. Mon index droit appuie machinalement sur la touche efface de mon ordinateur. Pas de ratures, aucune trace. La barre bleue qui clignote sur fond blanc semble m’adresser un clin d’œil narquois. Vais-je enfin réussir à tirer quelque chose de ce texte?
Il faudrait que je soit plus attentive, plus méthodique…Comment m’y prendre? Par où commencer? Existe il une règle? Ou au moins des exercices? ( Un atelier d’écriture peut être?). Je me lève, parcours des yeux les livres de ma bibliothèque. Comment s’y seraient ils pris, eux, les écrivains, les vrais?
Zola n’en aurait t’il pas fait une fresque sur fond de lutte des classes? Pourquoi le protagoniste achète il ses livres chez les bouquinistes plutôt que sur Amazon? Pourquoi passe t’il l’après midi sur un banc? N’a t’il point de logement? (Dispute avec Madame? (On l’imagine au même instant assommée devant les divertissements télévisés dominicaux…) Ou bien il n’a pas pu honorer ses traites de fin de mois ?( et la trêve hivernale?))
Maupassant n’aurait t’il pas rendu le tableau bien plus romanesque? Une main effleurée sur l‘étal du bouquiniste? Un regard dérobé? Un mot mystérieux et parfumé glissé dans les pages du livre avec le numéro de portable d’une belle inconnue (dépérissant de son union avec un homme banal et étroit) qui aurait passé l’après midi à l’observer et soupirer depuis sa fenêtre?
Bradbury n’aurait t’il pas tout simplement transformé les berges du fleuve en bûcher géant? Installé un spectacle atroce et dérangeant ? Les bouquinistes transformés en torche vivante se jetant dans les eaux du fleuve ? Les corps calcinés, inertes, emportés par le courant? Le tout sur fond de sirènes de pompiers?
Je souris. Refais le point avec moi même: Tu plaisantes j’espère? Ne vois tu pas la différence entre eux et toi? Peut être devrais tu changer la forme? Retravailler le style? Corriger tes défauts?
Je fais la liste de ce qui ne fonctionnait pas dans mon texte. (Pourquoi l’ai- je effacé sur un coup de tête?)
S’agissait- il des couleurs?J’aurais pu ajouter une touche de rouge sur l’écharpe? ( et pourquoi pas du vert?) Et les étals des bouquinistes,? N’y aurait il pas matière à…?Cependant, le blanc de la neige ne suffit-il pas à l’ambiance que je souhaite installer?
S’agissait-il de la musique? J’aurais pu renforcer le silence du paysage enneigé. Donner à entendre le murmure des pas sur la neige? Le chuchotement des pages tournées?
J’aurais pu…
Je me rassieds, sonnée. Le questionnement soulève le pan d’un espace sans aucune frontière. L’angoisse monte en moi: Chaque question appelle la suivante. Chaque question me renvoie l’écho des réponses que je n’ai pas. Cet exercice était il fait pour moi? Que m’apporte la question suivante si je ne peux résoudre la précédente? Y’a t’il une finalité? Une logique? Un sens ? …. Cela peut durer longtemps. Mon problème est que le temps passe…. Je n’aurais rien écrit… Ne devrais je pas me montrer plus sérieuse? Moins dispersée? Ne faudrait-il pas s’appliquer une discipline stricte? S’obliger à une régularité certes contraignante mais propice aux progrès?
Je garde l’idée (peut être fausse) que les écrivains ont ce pouvoir. Je veux dire les vrais. Ceux qui ont vu leurs mots imprimés sur du beau papier crème ligné de rouge. Ceux qui ont une « commande » en cours auprès d’une maison d’édition comme on passerait au dossier suivant après une pause café au bureau. Gérer sa production littéraire en professionnel? Des horaires? Un cahier de compte des objectifs et résultats trimestriels? L’accès au salon VIP des maisons d’édition? Une carte de visite?
Si seulement c’était si facile….Alors je me raisonnerai. Je cesserai d’écrire partout, tout le temps. Entre deux consultations (pourquoi les médecins sont- ils toujours en retard?), derrière le champ opératoire ( y’a t-il un pilote dans l’avion?), pendant la cuisson des pâtes (j’espère que vous ne les préfériez pas al dente?), alors que ma fille me raconte sa sortie au musée ( tu ne m’écoutes pas maman?), A quatre heure du matin à la lumière de mon portable (Est ce bien raisonnable?) Ou même lorsque l’urgence s’en fait ressentir ( Vous me promettez que ça reste entre nous?), au feu rouge, dans ma voiture.
Tout serait plus simple. Je demanderai à passer à mi temps. J’afficherai un sourire satisfait lorsque j’annoncerai à mon patron que c’est pour me consacrer à ma « carrière » d’écrivain. Je m’achèterai un nouvel ordinateur ( Sur lequel je ne chercherai plus mon dossier Écriture entre le dossier Déclaration d’impôts et celui des photos de vacances). Bref, je serai écrivain.
Mes romans seraient construits, cohérents. On saluerait ma régularité, mon talent. Je n’aurai plus de complexe face à ces messieurs les éditeurs. Je consulte mon portable. Je désespère: Il est bientôt midi et je n’ai rien fait! Que mange t’on au déjeuner? N’avais je pas lancé une lessive ce matin? Pire: je n’ai rien écrit…
Quand me déciderai je à grandir? A cesser de plaisanter de tout, de rien? A mettre des barrières entre mon imaginaire et la réalité?
Je contemple l’écran de mon ordinateur. Georges est là…rassurant… ( va t’il jusqu’à répondre à mes questionnements culinaires avec ses Gnocchis?). Le dossier Écriture est ouvert. Il me semblais, le jour où je l’ai créé, qu’écrire me permettrai de mettre un peu d’ordre en moi. Tout est si confus…Un jour (quand?) j’ai commencé d’écrire. Depuis, je n’ai plus jamais cessé (pourquoi?). Un peu sur tout, un peu de tout. J’essaie de garder, de classer les essais, les chantiers. Parfois un bloc. Parfois seulement quelques mots. Plusieurs sont commencés. Souvent, jamais achevés. Certains sont abandonnés, mort-nés ou bien décapités (au prix d’un tout petit « clic ») sans avoir eu droit au moindre procès. D’autres (pas nombreux, moins que les doigts d’une main), laissés de côté. Je les relis parfois. J’y apporte quelques retouches.
A quoi bon conserver ces mots? Je les ai sorti de ma tête, n’est ce pas assez? Que puis je encore en attendre? Je n’ai pas la réponse a cette question. Tout ce que je peut affirmer, c’est que j’aime a me réfugier dans ces friches abandonnées. Je m’y promène, il m’arrive même de m’y perdre. Par endroit, je ne reconnais plus le paysage (Est ce moi qui ai écrit cela? Impossible de m’en souvenir…). Au détour d’une phrase il m’arrive d’apercevoir une fleur sauvage. Alors je respire son parfum.
Cela est déjà beaucoup. Cela ne devrait il pas me suffire?
J’ouvre le dossier À terminer ( au prix d’un tout petit « clic »). Aucun de ces chantiers n’est complètement aboutit (le seront ils un jour?). Peut-être me suis je lancé dans des travaux trop importants? Peut-être ai je perdu tout sens de la réalité? Peut-être que je n’en ai finalement pas le temps, pas la force, pas l’envie?
Cependant, qui est assez sage pour entreprendre un chantier à sa taille? Pour le mener en contremaitre acharné et soucieux des finitions? Zola, Maupassant et Bradbury seraient t’ils devenus ce qu’ils sont aujourd’hui s’ils avaient, alors, entrepris des chantiers tout juste à la hauteur des hommes qu’ils étaient autrefois? Leurs cahiers étaient ils parsemés (comme le bureau de mon ordinateur) de miettes, de tâches, de points de suspension?
Pourquoi, alors, je m’attache à ces futilités? Pourquoi ne pas tout simplement se faire confiance? Mettre les doutes et les hésitations de côté et tout naturellement écrire? Pourquoi chercher à tout prix une légitimité? Je n’ai besoin de personne pour écrire. Je l’ai découvert il n’y a pas si longtemps. Ecrire fait partie de ces instants que l’on ne peut partager. J’écris seule. Dialogue silencieux entre moi-même et moi-même. La légitimité des mots que je choisis de mettre les uns à la suite des autres, c’est moi seule qui me l’accorde.
Je n’ai pas beaucoup de certitudes…
Je sais que les mots, pour continuer à vibrer ont besoin d’être lus.
Je sais que tout est éphémère, rien ne dure tout s’efface, tout s’oublie, tout deviens poussière. Les livres et ce qu’ils contiennent n’échappent pas à cette règle.
Je sais que les pages se tournent uniquement parce que quelqu’un garde l’envie de les tourner.
Je sais que tout cela n’existe pas sans lui: il lira les mots que j’ai choisis (ils lui appartiendront autant qu’à moi), les fera siens. Il ne tiendra qu’à lui de lire la suite, d’aller jusqu’au bout du livre. Alors ce ne sera plus tout à fait mon histoire, ce ne sera pas complètement la sienne.
Je comprends alors que l’homme à l’écharpe de laine du début m’attends quelque part, que c’est bien là que tout commence: un dimanche d’après midi d’hiver, sur les berges enneigées. Cette histoire c’est l’histoire de notre rencontre, aussi imparfaite soit elle, aussi folle soit-elle. Il ne tiens qu’à moi de l’écrire…
C’est chouette ce texte qui commence par un début de roman et les questions qui se posent concernent d’abord son personnage, puis son devenir. Passage par le vie rêvée d’un écrivain édité… Un peu de quotidien. Et j’adore le passage avec les « je sais » et notamment « je sais que les mots, pour continuer à vibrer, ont besoin d’être lus ». Et retour du personnage pour la conclusion. Très réussi.
Merci Anne de ta lecture! Une évidence pour moi pour cette transversale: celui qui écrit n’existe t’il pas qu’au travers du regard de celui qui le lit? Merci de m’avoir permis d’exister donc…