Avec la patience d’un rétroviseur, on accepte d’avancer, souple tigre, yeux d’airain, pour rentrer calmement dans la colonne, franchir le tourniquet, contre ceux qui collent pour passer. Rentrer dans la danse, enjamber la première rame. Ce mouvement du genou, l’effort des hanches, tout en s’efforçant de ne pas basculer, bousculer l’autre, qui serait agacé, furieux, se remplirait de sang, ouvrirait la bouche, et sa salive, son haleine, se mettrait à crier. Ce chaud du cri dans la figure. L’oreille aveugle fait rentrer dans un panier turbulent de corps, de ferrailles et de vitres. Tous les corps se pressent, vont si vite qu’il en giclerait presque tout un arsenal d’insultes. Des courses à pied tout autour empêchent de lire sur les lèvres. La beauté du regard inquiet, ne parle pas, écoute sa musique, le tirlitirli chatouilleur qui s’en dégage. Il faut se glisser presque au corps pour tenter d’approcher des lignes et des visages. La foule s’étend du hall jusqu’au quai de Drancy Villemomble, tous les yeux battent la campagne à travers dos, campanules des peaux, sourires flottants, le biais du corps, main en sourdine sur les lanières du sac à main, suivent le film du boccage. Ce n’est pas exactement une pression des coudes qui fait retourner, mais plutôt, stupidement, ce qui brille. Un éclat dans la tornade sombre de l’heure de pointe. Lire des lèvres, comme on glisse sur un rocher, comme on tend la main sous la pluie. La récolte de quelques gestes au passage. Les adolescentes rient toujours à gorges déployées. Leurs fronts se touchent comme une statuette qu’on poserait dans une bibliothèque, pour faire kitsch et chaleureux. Il y aura bien sûr et toujours les grands anneaux couleur argent qui scintillent dans les cheveux, la laine des cheveux qu’on glisse sous le nez, qu’on incorpore, qu’on mélasse d’une voix douce, partie de tout bas, pendant que des mains s’agitent et s’invectivent autour. Tu n’as pas faim, non j’ai pas faim. Maman j’ai soif. Les grands yeux des berceaux couverts de gens penchés, poitrails ajournés dans l’effort, les têtes perdues dans leurs pensées. La petite tête d’enfant rentrée dans la poussette, les yeux remplis d’étonnement, devenu sourd à force de bruits inextinguibles. Les écouteurs en marche jamais ne se rejoignent, les yeux furètent sans voir, agrippés aux insubstantiels hasards de la conversation, glissent sur les vitres, ne voient jamais le paysage. Mais rien n’inquiète, rien ne vole le temps, les écrans tactiles sont plaqués devant les bouches, oblitérant les mots, on ne peut rien lire. Ce sont probablement des langues entières, ourlées fluides, cognantes, qu’on ne comprendra pas, telles des oranges où l’on rentre les dents et le jus dégouline sur le menton. Être sourd sur la margelle d’un puits, à s’imaginer l’eau qui remonte dans le seau. C’est drôle toujours, de s’attacher aux peaux qui reviennent de voyage, la teinture bronzée qui ne ressemble en rien au soleil de banlieue. Comme si la cité avait son propre soleil, un démon de minuit qui ne bronze pas, mais fait blêmir, même à plus de quarante degrés. Pour se couvrir de cette couleur miel, il faudrait avoir eu la chance de partir. Alors cette fascination – les lisérés de caramel autour des joues, mélange d’automne indien, l’été en basse saison, plaisir dilué dans le visage qui fait ses mots de soleil. De là viennent quelques verbes, qui montent et descendent avec les paupières, des pistes et des cavales, insondables à la petite semaine sur les rails d’un RER. Comme en ère médiévale, on s’installe dans la ruelle de la chambre à princesse, on écoute sagement, avidement, les bribes de confidences mêlées d’effroi, en suspension dans l’air. Tout ce qui se dit au téléphone est une chair molle sans consistance et sans flair. Il faut tendre les yeux vers ce qui pousse plutôt sur les rainures du visage, comme cette femme altière qui chante à pleine gorge pour se donner du souffle et gagner quelques sous. Vous asseoir à ma table, il fait si froid dehors.
C’est un peu comme si mon corps avait suivi dans le métro et senti et mes yeux vu et mes oreilles entendu et dans l’accumulation de détails il y a le frémissement à chaque insolite poétique de l’association de mots ou phrases trouvailles,
« furieux, se remplirait de sang »
« Lire des lèvres, comme on glisse sur un rocher »
« Les grands yeux des berceaux couverts de gens penchés »
Tout ça quoi qui fait la signature de ton écriture.
Un immense merci chère Anne, pour cette réception si sensible d’un petit texte qui me travaillait depuis un moment… Vais de ce pas découvrir vos dernières errances ! Belle journée à vous, dans la brume normande, isolante… Ce bienfait du territoire parcouru en silence
Un RER parisien que je retrouve dans le métro Toulousain plus étriqué. J’aimerais savoir maintenant ce qui se joue sur toutes ces lèvres libres ou dissimulées derrière un écran.
J’ai ressenti une multitude de mondes dans un même lieu, avec l’extérieur qui vient s’immiscer dans l’intérieur.
La patience du rétroviseur est une image qui va me faire réfléchir longtemps 🙂
Un très vif merci chère Fabienne. Lire sur les lèvres, se baigner dans une langue étrangère, ce bien profond – ce refuge
Belle journée à vous
Ce voyage dans le RER parisien, c’est toujours un bonheur de retrouver ce que l’on connait si bien – Cela nous ramène à Annie Ernaux et son journal du dehors. Bravo et à bientôt.
Chère Clarence, c’est extrêmement gentil d’être passée me voir… Oui les petits journaux du dehors qu’on se tricote intérieurement sans avoir la force d’écrire. L’écrit en suspens, le dit en dedans, roue dedans.
Belle journée à vous
Je me souviens du R.E.R C, son frère, tu le dis si bien. Bravo.
Merci vivement, frère de plume
(je ne me souviens plus exactement des « Passagers du Roissy express »mais je l’ai tant aimé – je vois ces gens hâlés, même si le plus souvent, les trains sont directs de l’aéroport à la gare – magnifique)