Il se passe toujours quelque chose quand on ralentit. Quelque chose qu’on avait pas prévu. Par exemple, dans les films policiers, il y a cette scène canonique où l’inspectrice visionne ad nauseam la bande enregistrée de la caméra de surveillance. Et ralentit l’image. Et zoom. Encore. Et encore. Malheureusement, ses outils de travail – critique consciente ou non d’un système public à bout de souffle – ne lui laissent voir que du flou. L’œil de l’inspectrice pleure à force d’écarquillement. Si bien que son acolyte, secrètement amoureux d’elle mais la portant en trop haute estime pour oser jamais se déclarer – elle lui a sauvé la vie dans une précédente mission – se demande, la croisant au sortir de son bureau où elle a passé la journée à visionner ladite vidéo, si elle ne lui cache pas une maladie grave, un cancer peut-être, n’est-ce pas sa mère qui en était morte ? et il se prend à rêver d’une retraite qu’ils prendraient tous les deux, dans un paysage de montagne, un chalet pour être plus précis, où ils passeraient de longues heures devant un feu crépitant, loin de la saleté urbaine et humaine, et où il lui démontrerait son amour à chaque instant, lui portant une tasse de thé ou lui remettant son châle sur les épaules ou encore faisant couler un bain dans la baignoire balnéo du chalet. L’inspectrice ne peut plus rien inspecter du tout, faute de moyens. Cela la met en rage. Son œil s’enflamme de colère. Être si près du but. Le public est en empathie totale. Il se prend à réfléchir à une police qui aurait les moyens. Même si cette pensée vient se caramboler avec son engagement militant. Mais il y a différentes sortes de police. All cops aren’t bastards. Pas tous. Et puis c’est une série, merde. On peut aussi lâcher la politique, de temps en temps. Au moment où l’inspectrice, revenue bredouille du bureau de son chef, une peau de vache qui lui a conseillé de se plaindre au Ministère, étouffe des pleurs de rage devant la machine à café, la caméra s’arrête sur l’image rétroéclairée qui habille l’appareil, et plonge dedans. C’est un visage d’homme, un visage plutôt agréable à regarder, qui doit donner envie de prendre un café, un visage au menton carré mais doux, qui réussit cette synthèse improbable, des traits masculins et féminins, se plaçant de ce fait dans la tradition platonicienne de l’androgyne, d’ailleurs avez-vous remarqué que les hommes et les femmes le plus appréciés par la majorité des sondés ont cette particularité ? un visage androgyne souriant et sur le point de porter aux lèvres un café qu’on imagine brûlant puisqu’il fume – faussement, les volutes ont été ajoutées après-coup, on peut le voir d’ailleurs, elles ne sont pas très réalistes, si l’on est très attentif, mais le publicitaire s’est dit que le chaland ne regarderait pas les volutes, tout concentré qu’il serait sur les fossettes du sourire, les plis qui, selon une enquête tout à fait fiable qu’il a eu en sa possession, jusqu’où va la fantaisie des faiseurs d’enquête ? ont la vertu d’attirer immédiatement la sympathie par la raison qu’elles rappelleraient celles des nourrissons – le sourire de l’androgyne encadré donc de fossettes mettant en exergue sa juvénilité et censées obnubiler le regard du futur consommateur de café soluble, obnubile effectivement celui de l’inspectrice qui par un habile champ contre-champ nous apparaît, ému, d’une autre émotion que la colère. La fossette semble lui évoquer quelque chose. Quelque chose qui a un rapport, elle ne le sait pas exactement, elle le suppute, ne fait pour l’instant que le subodorer, elle l’a sur le bout de la langue, elle fait la moue, elle se triture les méninges, se penche vers la machine à café, où a-t-elle déjà vue cette fossette et pourquoi surtout, pourquoi, alors qu’elle est déjà venue un nombre incalculable de fois – en vérité, si, mais franchement, on a autre chose à faire que de le calculer – prendre un café à cette machine, et même poser un regard sur l’androgyne, voire le trouver parfaitement insipide, comme le café d’ailleurs, pourquoi, alors, est-ce la première fois qu’elle remarque cette profondeur dans l’image, qu’elle plonge dans l’image, dans ses plis, en l’occurrence dans la fossette qui est une métaphore de la profondeur de l’image – on le perd, on le perd, tenez le rythme – bref, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? L’inspectrice respire un bon coup, sélectionne un macchiato noisette sans sucre avec un supplément de cacao sans lait, une combinaison impossible qu’elle compose machinalement, comme lorsqu’on est coincé en bas d’un immeuble et qu’on a oublié le code. Elle espère secrètement que ce rituel va permettre l’ouverture dans sa tête de la petite trappe dont la fossette est la tirette, image un peu bancale mais qui a le mérite de rendre parfaitement la sensation psychique de l’inspectrice à ce moment précis. Aucune tasse ne descend. On entend un crachotement. Une série de gargouillis entrecoupés de silence. La machine rumine quelque chose. L’inspectrice attend. Écoute. Il lui semble évident qu’un phénomène qu’elle ne s’explique pas et qu’elle se surprend à croire, elle qui est d’habitude d’un cartésianisme crasse, permet à son cerveau et cette machine d’être syntonisés, et implique que ce qui va sortir de l’un sortira de l’autre, en même temps. Ce qui s’avère en partie. A savoir qu’il n’y a pas eu simultanéité mais bien successivité, la réminiscence de l’inspectrice jaillissant une fraction de seconde plus tôt que le jus de la machine, exprimé avec une force insoupçonnée et dans un angle incongru qui semble prendre pour cible le badge et au-delà, le cœur de la fonctionnaire de police. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser présager cette mise en scène spectaculaire (outrancière), le souvenir de l’inspectrice se révèle particulièrement décevant. Mais utile. On peut même dire qu’il vient à point nommé. En effet, il s’agit du souvenir d’un ancien flirt qui occupe, occupait, occupe possiblement encore, des fonctions prestigieuses dans un service de pointe et équipé comme tel. Coup de fil. Coup de main (après une conversation poussive sur les raisons qui ont poussé l’inspectrice à mettre fin brutalement à la relation avec le gradé). Re-zoom. Et boum. Apparaît le détail qui fait basculer l’enquête.