transversales#05 | écrire ou rêver d’écrire

Dans ma famille, personne n’a jamais eu de bureau à soi. 

Je suis seule à avoir désiré un bureau, seule à avoir conquis une existence dont la condition est d’avoir un bureau. Je parle de la pièce, qui est aussi l’atelier où je dessine, brode, colle… Je parle de la table, immense. Depuis que je sais écrire j’ai une table à moi. La première, une planche sur tréteaux que mon père avait installée près de mon lit, avec un petit tiroir en bois pour ranger les sous quand je jouais à la caissière. Il avait aussi placé là un grand (?) tableau à pages blanches pour jouer à la maîtresse, un coffre en métal à intercalaires plastifiées. Cette fois-ci policière, j’y classais les biographies et les portraits-robots de délinquants. Chaque mois, mon père volait pour moi dans les locaux de l’entreprise de BTP où il travaillait un arsenal de matériel bureautique neuf. Feuilles blanches, blocs, ramettes, bristol, post-it, scotch, trombones, punaises, stylos bics, crayons gris, feutres, ciseaux, colle, gommes, tailles-crayons, classeurs, intercalaires, chemises.
Ecrire, 
c’était d’abord un moyen de rentabiliser ces cadeaux.

Ecrire sur le papier: un délice. Le bruissement du crayon bien taillé, le mouvement des lettres, la mise en page. L’ordinateur est une aubaine pour ceux qui s’abandonnent au plaisir du graphisme en oubliant ce qu’ils écrivent. Une aubaine aussi pour ceux qui craignent plus que tout la dispersion, la perte.  

Où que j’écrive, 
je porte en esprit tous mes cahiers. 

L’obsession, 
c’est de rassembler les notes éparses. 
Le déclic, 
c’est quand je les oublie toutes. 

Où que j’écrive,
mon bureau est l’espace de l’écriture.
Et plus je m’en éloigne, plus j’écris.

Le bureau est jonché de cahiers, notes, listes, entouré d’images. Et il est si parfait pour écrire qu’il fait rêver les auteurs autour de moi. Je rêve comme eux, en secret, de savoir écrire à ce bureau précis. De la même façon que je ne parviens pas à noircir les pages d’un beau cahier – il faudrait l’honorer – je ne sais pas écrire sur mon beau bureau. Me voilà tordue sur un coin de fauteuil ou de chaise, l’ordinateur en équilibre sur mes cuisses.

L’écriture arrive parfois dans une cuisine, dans le train ou chez d’autres.
Je rêve 
d’écrire au bistrot. J’essaye souvent. Trop de mouvements, de choses à observer. Et l’heure qui tourne, et la nécessité de quitter la table aux alentours de midi. Trop de stimulations et une échéance. 

Je rêve 
d’une résidence d’écriture au bord de la mer. Je la cherche chaque année. 

Surtout, 
ne pas écrire. 

Tant d’esquives, tant de stratagèmes.

Je n’ai pas d’horaire, pas de moment fétiche, j’ai pourtant cherché, tant d’autres en parlent, de ce petit matin aux heures creuses où tout est possible. Mais je ne sais pas faire une sieste en vingt minutes, je ne sais pas manger en cinq minutes, je ne sais pas écrire en quelques heures. Je ne sais pas trancher le temps. Je dois prendre le temps d’oublier le temps. Et la mobilisation nécessaire pour m’arracher au temps est si ardue que j’ai besoin d’un jour et une nuit au moins devant moi, tunnel sans obstacle à arpenter. Aucune échéance, aucun rendez-vous ne sont tolérés. Le téléphone est éteint, internet aussi. Silence. L’écriture est un train de liberté que j’achète au temps. Cher, donc rare. Je revois souvent Charles Denner, l’homme qui aimait les femmes, s’enfermant dans la salle de bain pour écrire à l’abri du temps qui passe. 

L’écriture est un projet, un désir. 

Je force la mise en route, presque toujours, même si quelquefois elle arrive au réveil sans crier gare, alors je m’y fonds sans boire ni manger, de peur qu’elle ne soit interrompue par l’irruption de choses utiles à faire. La journée passe en trois minutes, en pyjama, le ventre vide et le dos cassé. 

La documentation est un passage risqué où je perds souvent l’écriture par goût de la navigation, de découvertes en découvertes, sur le web. Un jour j’écrirai ces voyages-là (encore un projet).

Le dictionnaire des synonymes est mon ami fidèle. Parce que je n’y trouve jamais ce que je cherche.

Je me promène peu en période d’écriture. Tant d’autres le font, alors j’ai essayé. Mais je ne sais pas m’arracher à la page sans me perdre dans les visages, les paysages, les rencontres. En revanche je dors. Beaucoup. Et je rêve. Beaucoup. 

Je dois parfois débrancher internet, et parce que la multiprise est difficile à atteindre, la ruse opère.

Je relis trop, avec parfois une complaisance enfantine qui ne m’a pas lâchée. J’aime tellement être contente. 

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

7 commentaires à propos de “transversales#05 | écrire ou rêver d’écrire”

  1. quelle émotion! Ces notes volantes se déposent dans la tête comme des petits cailloux
    « Où que j’écrive,
    je porte en esprit tous mes cahiers. »

  2. merci! l’émotion m’a surprise aussi à l’écriture. C’est un exercice très intime, j’aurais pas cru.

  3. Oh que ça fait envie cet envahissement détaché (je ne sais pas trop ce que ça veut dire mais ce sont ces mots qui me viennent. Encore que si : ça veut dire exactement ça). Toujours si beaux tes textes mais là, ça dépasse.

  4. « Je suis seule à avoir désiré un bureau, seule à avoir conquis une existence dont la condition est d’avoir un bureau. Je parle de la pièce, qui est aussi l’atelier où je dessine, brode, colle… Je parle de la table, immense.  »
    Je comprends. Merci.

  5. On aménage l’espace on aménage le temps mais c’est dans l’intime que tout se passe c’est à dire un non lieu achronique où l’on se débat avec ses fantômes. Et puis j’aime la complaisance enfantine c’est vraiment la source on dirait et tant mieux. « L’écriture est un projet, un désir. » Oui un désir surtout, la trace d’un manque originel.