Le rythme lancinant et obsédant nous avaient saisis dès les premières heures de ce long voyage dans ce minibus antique dont le fonctionnement relevait du miracle, le ballet des têtes et des bustes dodelinants au rythme de l’avancée du taxi brousse traduisaient l’état d’une route en terre et en pierres faites d’ornières, de trous et de lits de rivières à secs dans une chorégraphie impeccablement exécutée sans autre musique que le chant rauque et criard d’un moteur en souffrance qui hurlait son agonie à devoir trimballer la cinquantaine de passagers dont nous, mon ami Blek et moi-même, faisions partie, goûtant à chaque seconde la chance que nous avions d’être assis sur un siège en bois avec les genoux repliés sur nous-mêmes puisqu’une bonne moitié de notre assemblée de voyageurs était condamnée aux marchepieds, à la galerie du toit ou aux quelques rares espaces libres d’êtres vivants et de bagages, dans ce trajet entre Toliara et Antananarivo (que la politesse m’oblige à appeler ainsi plutôt que Tuléar et Tananarive, vestiges d’un passé colonialiste qui, s’ils font la fierté de quelques enrubannés nostalgiques, fait aussi la misère des amoureux de l’homme), voyage de près de mille kilomètres dans les paysages semi-désertiques du sud de Madagascar le long de cette si célèbre Nationale 7, pas celle que chante Charles Trenet mais bel et bien l’ersatz de route qui relie ces deux grandes villes de l’île dans un défilé de baobabs abritant les cigognes, les engoulevents et les passereaux, en bordure des forêts épineuses qui cachent les makis, sifakas et autres lémuriens, une route qui, à l’époque (c’était en 1990) n’était pour l’essentiel que terre, pierres, ornières, trous et lits de rivière (j’ai appris que, depuis, la route avait été entièrement goudronnée pour le bonheur des fragiles du séant, des victimes du mal de mer et des empressés) pour un voyage non pas d’une nuit mais d’une journée entière de 24 heures, taxes comprises telle la crevaison qui nous a coûté une bonne heure de paralysie juste avant le coucher du soleil (où aurait bien pu se loger une roue de secours ?) ou encore quelques arrêts salvateurs pour la survie de nos carcasses endolories, à la fois libératoires de notre trop plein et sustentatoires grâce aux deux ou trois louchées de manioc avalées goulûment devant un bouiboui qui avait des allures de palace, tout ça en une après-midi, une nuit et une matinée enfilées sur le fil de mon existence comme un bijou de perles que je garde précieusement dans le tiroir de mes souvenirs, ceux d’une journée complète de méditation sauvage entre parenthèses du temps ponctuée de sourires avec nos compagnons d’infortune, ou de fortune devrais-je plutôt dire, de rires même parfois quand les mouvements exagérés de la boite de nuit sans musique nous réveillaient de concert au passage de ces gouffres routiers qui emplissaient la nuit jusqu’aux dernières heures durant lesquelles les stigmates d’une nuit sans sommeil se lisaient sur nos visages ridés, autour de nos yeux cernés et dans la lividité de notre peau gorgée de fatigue, un voyage durant lequel je me souviens avoir bu jusqu’à la lie ces quelques mots qu’un ami malgache m’avait glissé à l’oreille juste avant de monter dans le taxi-brousse : « Toliara tsy miroro ». Toliara ne dort jamais.