1. L’Ours soulève sa patte arrière et son corps massif s’élance en avant. Face à lui, la Place Darcy où convergent six artères et la Porte Guillaume, un arc de triomphe qu’il franchit gaillardement. 2. Le hall circulaire de la gare est l’endroit idéal pour tourner en rond en attendant quelqu’un.e, sans savoir par quel train il arrivera, sans savoir si oui ou non elle viendra. 3. Par où sont-ils entrés dans la ville… par le Nord-Ouest et l’Ouest sans doute… deux jours avant, la ligne de défense du Canal de Bourgogne avait cédé, les autorités militaires avaient appris la chute de Sombernon et la police dijonnaise avait incité la population à évacuer la ville… ils ont dû arriver par Talant, par Plombières, par la départementale D971… ils ont peut-être descendu le Boulevard de Troyes puis l’avenue Victor Hugo… Toujours est-il que le 17 juin 1940 les tanks de la 4e Panzer-Division ont pris possession de la ville, à quinze heures une dizaine de blindés, d’automitrailleuses et de motos de la Wehrmacht stationnaient devant le Palais des Ducs de Bourgogne. 4. Pour rejoindre son bureau à la grande Poste de la Place Grangier, Victor a le choix entre cinq itinéraires à partir des deux possibilités qui s’offrent à lui au sortir de sa maison. Soit il remonte la rue Paul Thenard par la droite après avoir allumé sa pipe qu’il fumera tranquillement tout au long du parcours et dans ce cas il empruntera plus loin la rue de Talant avant de rejoindre l’avenue Victor Hugo et d’arriver sur la Place Darcy qu’il traverse pour attraper la rue de la Poste qui le conduit naturellement à la Place Grangier. Soit il descend par la gauche la rue Paul Thenard après avoir tassé son tabac et allumé sa pipe car quel que soit l’itinéraire choisi, que le soleil brille ou qu’il pleuve, il profite toujours de son trajet pour fumer une bonne pipe. Ce deuxième choix offre plus d’options. Il peut en effet tourner très vite à gauche dans la rue Phillibert de la Mare, puis de nouveau à gauche sur la rue Charles Brifaut puis à droite sur la rue Thurot et encore à droite dans la rue des Aqueducs. Il arrive ainsi au Jardin Darcy qu’il traverse dans sa longueur avant d’atteindre la place Darcy. Il peut aussi tourner un peu plus loin sur la rue Lamartine et prenant à gauche la rue Charles Brifaut rejoindre l’itinéraire précédent. Ou même aller jusqu’à la rue Amiral Courbet et descendre vers la gare, suivre la rue des Perrières pour arriver Place Darcy et prendre la rue de la Poste mais il n’emprunte que rarement ce dernier itinéraire, plus long que les autres. Quel que soit le parcours choisi, Victor aime faire quelques pas dans le Jardin Darcy, s’il en a le temps, pour aller saluer l’Ours blanc. 5. Il s’est engouffré dans les rues du centre historique à la recherche de poubelles à éventrer au pied des porches où l’odeur des croûtes de fromage, du gras des viandes, des têtes de dorades a creusé sa faim puis sa fureur quand il a découvert ce menu fretin apte à régaler un chaton mais pas à satisfaire son appétit de bête sauvage restée clouée plus de quatre-vingts ans sur une stèle. 6. Dans le bar où il a ses habitudes – est-ce face au virage d’une de ces rues aux maisons basses menant à la place des Cordeliers ? – l’écrivain soupire. Il ne s’en rend pas compte mais il soupire : il vient de recommencer sa phrase pour la troisième fois et ce n’est pas dans ses habitudes. 7. Quittant la gare après l’avoir attendue en vain, il a pris l’avenue Marechal Foch et s’est arrêté un moment au Jardin Darcy. Trois jardiniers très agités parlaient, ils criaient presque. Après avoir ramassé les feuilles souillant l’eau turquoise des bassins, ils avaient relevé la tête et constaté avec stupeur la disparition de l’Ours blanc à l’entrée du Jardin. Ils s’étaient approchés incrédules de l’emplacement que l’Ours occupait encore la veille au soir. La statue semblait avoir été littéralement arrachée à sa stèle de pierre, fendue en deux sur toute la longueur. 8. Ou alors c’est toi qui étais arrivée par le train et constatant que personne ne t’attendait dans le hall circulaire de la gare avais gagné la Place Darcy, étais restée immobile un instant au milieu de la place, regardant de part et d’autre les immeubles haussmanniens qui l’entourent avant de prendre la rue du Docteur Chaussier. Au numéro neuf, tu t’étais arrêtée devant un immeuble de six étages, en forme de U, massif. L’arrondi de ses deux avancées vers la rue n’adoucissait pas l’inquiétante stature du bâtiment qui a été le siège de la Gestapo durant la deuxième guerre mondiale. 9. Vers trois heures du matin, les habitants du centre avaient été réveillés par un vacarme épouvantable et surtout difficilement identifiable. Comme si un grand cheval de pierre caracolait et heurtait les façades… 10. Ta ville natale te tendait ses tentacules de boulevards d’avenues de rues qui bifurquaient se rejoignaient tournaient autour de places où affleuraient des ébauches de souvenirs, une sorte d’atmosphère retrouvée avec aussi cette lourde gravité des pierres qui plombait tes déambulations, alors tu as commencé à courir sur le sol mouillé vers la place en demi-lune. 11. Ici commence la mer. Une plaque de métal ronde avait été posée devant l’avaloir d’égout de la Place de la Libération pour rappeler que quatre-vingts pour cent des détritus jetés ici sur la voie publique affluaient par le réseau des égouts des rivières et des fleuves jusque dans la Méditerranée. Ainsi la mer commençait là, sous les pavés de ta ville natale. 12. Maisons à colombages rouges ou bruns, rues pavées, bossage vermiculé, encorbellements… toute cette présence moyenâgeuse qui frôlait ton corps vivant. 13. Pendant quelques semaines les témoignages les plus farfelus ont afflué à l’hôtel de police municipale où malgré un sous-effectif chronique il avait été décidé d’affecter un quart-temps à l’affaire de l’Ours. Certains affirmaient avoir aperçu l’Ours traverser la place de la République en pleine nuit, suivi par un renard argenté qui semblait lui tenir compagnie. D’autres l’avaient vu de leurs propres yeux attaquer la vitrine du magasin H&M rue de la Liberté avant de se dresser sur ses énormes pattes arrière, le museau tendu vers le haut de la rotonde Art déco où l’inscription Au pauvre diable était gravée sur la pierre. Certains voulaient porter plainte en prétendant que l’Ours avait saccagé leur potager. Durant cette période le hashtag #retrouvemonours a fédéré jusqu’à trois cents tweets par jour tandis que quelques chasseurs voulaient prêter main forte au petit groupe de citoyens qui menaient des rondes nocturnes dans le centre historique et que certains complotistes relayaient la rumeur d’un mystérieux convoi exceptionnel remontant le boulevard de Brosses à l’aube. 14. À Cannes où il finira ses jours, Victor voit les rues dijonnaises qu’il a tant arpentées se superposer aux rues de la cité balnéaire. Il aperçoit la mer et ses souvenirs débordent. 15. Une manière d’Italie a sculpté l’encadrement des fenêtres de la rue des Forges et s’est ancrée dans ton cœur. 16. Sans doute l’Ours s’était-il enfui le long du Boulevard Georges Clémenceau, on avait relevé sur une centaine de mètres de profondes traces de pattes qui avaient soulevé la pelouse du tramway. La police avait sécurisé la zone durant toute une matinée comme s’il s’était agi d’une scène de crime, le temps de prélever des morceaux de terre et d’herbes foulées par les pattes présumées de la bête. 17. Est-ce qu’on pouvait véritablement parler de cette ville sans utiliser le mot bossage ? Tu les vois décorer l’entresol des maisons, s’étendre parfois jusqu’aux étages supérieurs des immeubles, tu les vois partout ces saillies de pierre qui agrémentent les façades et râpent tes souvenirs. 18. L’avenue devient un boulevard et ensuite une départementale… pas de discontinuité urbaine entre Dijon et Talant, un peu plus d’espace peut-être entre les maisons basses, un étage rarement deux, entourées de haies touffues ou de murets, souvent des parallélépipèdes surmontés de tuiles rouge sombre. La ville glisse et s’étiole dans la zone pavillonnaire. 19. Alors le grand chien noir saute la barrière de son enclos et traverse des jardins similaires au sien pour aller se poster au seuil des maisons voisines montrant les crocs aux habitants qui tenteraient d’en sortir. 20. Une des photos montrait deux officiers nazis qui avaient pris la pose face à l’objectif, fiers et droits devant l’Ours blanc comme devant un trophée de chasse. 21. Il referme son carnet, regarde l’horloge derrière le comptoir, étonné de l’affluence soudaine. Surprenant son regard, le serveur lui dit de ne pas se fier à l’horloge qui s’est arrêtée ce week-end, en réalité il est douze heures cinq. Il n’a pas vu le temps passer, il est trop tard pour aller la chercher à la gare. 22. Que sont devenus les rosiers grimpants que Victor cultivait avec soin sur le mur de son jardin ? Tu ne vois qu’un mur nu, désespérément propret. Selon la timeline de Google Street View, les rosiers auraient disparu entre 2008 et 2013. 23. Les recherches s’étaient poursuivies boulevard de Champagne où de profondes griffures sur des façades et des arbres pouvaient suggérer le passage de l’Ours. Les inspecteurs tâchaient à présent d’être discrets dans leurs investigations. Tu les écoutais parler doucement à la terrasse du bar situé au pied d’un petit immeubles des années 30 où tu buvais un café en compagnie de l’écrivain. Vous aviez immédiatement cessé de parler, il ne fallait pas prendre le risque qu’ils vous entendent parler de l’Ours. Vous n’étiez pas d’accord sur les suites à donner à cette affaire, fallait-il fournir des indices supplémentaires à la police, fallait-il rendre l’Ours ou le relâcher dans une forêt… vous avez fait quelques pas dans la rue de Monastir pour en discuter. 24. Tu avais longé le boulevard Eugène Spuller, numéros pairs à l’aller, numéros impairs au retour, attentive au glissement des pneus dans les flaques, à la vibration métallique d’un portail rapidement refermé, aux voix des rares personnes que tu croisais, à quelques cris d’oiseaux après la pluie. 25. Comme si tu attendais que ta ville natale te dise quelque chose… 26. Finalement vous avez laissé les traces de l’Ours se perdre avenue de Stalingrad à la hauteur de l’usine Safran Electronics & Defense, un long bâtiment de quatre étages qu’il est interdit de photographier ou de filmer. 27. Puis Google Street View au ralenti d’une connexion aléatoire a découpé des tronçons de ta ville natale dans l’écran bleu du ciel devenu mer.
Belle balade, envie d’aller à Dijon, merci
Merci beaucoup Cécile pour cet écho