Sa voix est enrouée, comme si elle ne l’avait pas utilisée depuis longtemps. Elle hésite, la remet en marche, la réchauffe, cela tremble encore un peu. C’est une voix lourde et traînante, une voix d’un autre temps, qui révèle son grand âge. La tonalité change pendant la phrase, elle s’égare dans les aigus, soulevant les derniers mots. Elle appuie fort sur les vocales. Cette manière d’articuler et d’insister sur la dernière voyelle, on appelle ça l’accent du sud, je crois.
Les phrases sont lentes, éteintes, suspendues. Sans point final. Parfois, elle s’arrête brusquement au milieu d’une phrase, embêtée par un mot qui résiste. Elle ne le trouve plus, il était bien là pourtant, juste à la suite des autres et puis soudain, il a disparu. Un silence interdit tombe dans une bouche béante, elle est bouleversée par l’injustice d’une telle perte. Elle me regarde inquiète et j’entends: est-ce qu’il va revenir ? sans que la phrase soit prononcée.
Je n’aime pas ce silence, alors je meuble. Moi aussi, je cherche le mot, je lui souffle. Etait-ce lui ? se demande-t-elle en répétant le mot. Elle l’essaye, le fait tourner dans sa bouche, goûte les sonorités. Comme elle secoue la tête, je renonce. Puis elle oublie qu’elle cherchait un mot. La voix reprend sur une nouvelle idée attrapée au vol. Des phrases courtes toujours, mais plusieurs, qui s’enchaînent les unes après les autres. L’intonation monte, elle reprend confiance, elle se rappelle. Elle irradie de plaisir, la voix s’éclaircit quand elle raconte le souvenir. Elle devient fine, plus rapide, elle jaillit comme coule l’eau de la rivière. Ce n’est pas vraiment dans l’ordre, les mots se cachent encore mais je peux l’aider. Je tente: bouillis? au four ? Elle se saisit du mot et l’adoube d’un oui au long i final. C’est bien lui dont elle a besoin pour compléter la recette. Je relance: combien d’oeufs? Le timbre prend de l’assurance, elle se rappelle, les mots sont là, à disposition. Le phrasé devient énergique, elle retrouve son âme de jeune fille, les gestes tant de fois répétés. Telle une volute, la question plane et revient: mais pourquoi me demandes-tu cette recette? Je ne dirais pas que c’est pour écouter la joie des souvenirs, sa voix de jeune fille. Elle répète les mêmes phrases, elle les scande. Je termine celles que je connais déjà. Ce n’est plus une conversation, c’est une communion, main dans la main, mots dans les mots.