Au fond ce ne fut pas seulement un départ, ce fut un rejet profond de tout ce qui avait composé sa vie d’avant. Comme un trait tiré sur le passé. Un effacement amer. Un effondrement des cieux sur la terre pareil à ces affaissements auxquels on assiste les jours d’orage quand les puissances confondent l’air et l’eau et s’acharnent à un point qu’on ne peut qu’attendre la fin des violences niché quelque part sous la terre. Non, ce ne fut pas un départ en voyage ordinaire, un simple adieu et puis on tourne le dos et on s’en va, ce fut un bouleversement de l’ensemble de son existence, cartes rebattues avant une nouvelle donne. Et pourtant, né dans une famille aisée – un atout déterminant –, toujours correctement nourri et habillé de propre, jouissant d’une maison cossue dans une bourgade ou une ville, ayant bénéficié d’une bonne éducation et poursuivant d’excellentes études, travaillant et philosophant avec des jeunes hommes de son âge, par exemple avec ses camarades Erno et Luciano issus du même milieu que lui, bientôt écrivant une thèse sur un sujet savant dans le domaine particulier des sciences qu’il étudiait, envisageant dans la foulée obtenir un poste à l’université ou dans une école réputée – une carrière programmée –, donc disposant d’une belle réserve d’espérance, ne se rendant pas compte de l’évolution du climat politique qui insensiblement se dégradait et impactait la vie courante, comme un étau qui se resserrait lentement depuis les dernières élections, le pays désormais sous l’emprise d’un régime de de plus en plus autoritaire – la fin de la bienveillance, genre de changement qui peut intervenir n’importe quand n’importe où, souvent c’est arrivé dans l’histoire. Et lui, pris par la passion de son métier de chercheur, enivré par ses débuts prometteurs, s’était montré peu enclin à considérer ces modifications déjà visibles de la société – par exemple le besoin de sauf-conduits pour se déplacer, l’interdiction des caricatures dans la presse, la modification du langage officiel, l’appauvrissement calculé du vocabulaire, de l’usage des mots et forcément de l’amincissement de la pensée. Erno et Luciano en parlaient tous les jours, l’alertaient mais lui pensait qu’ils exagéraient, enfin tu es aveugle, lui disaient-ils, mais tu ne vois pas que des gens disparaissent, toujours des opposants au régime, personne ne sait dans quelle prison on les enferme, les familles ne retrouvent pas les corps. Il pensait vraiment qu’Erno et Luciano ne parlaient pas sérieusement, qu’ils allaient trop loin, que ces histoires de disparition étaient inventées par des personnes sujettes à l’effroi. Lui, focalisé sur sa vie personnelle et soucieux de son avenir, assurait que ces rumeurs cesseraient comme elles étaient venues, que tout finirait par rentrer dans l’ordre. Ou c’est plutôt qu’il ne voulait pas en entendre parler, il voulait continuer à briller dans son domaine, à vivre chacun de ses jours dans ce qui lui plaisait le plus au monde, jusqu’au jour où il s’était senti surveillé alors qu’ils buvaient des verres dans un café. Erno et Luciano riaient fort, s’amusaient, et lui avait perçu un regard sur lui, sur eux, un regard tranchant comme un coup d’épée dans la peau. Il avait remarqué deux types en manteau sombre assis à une table voisine et pour la première fois la peur l’avait envahi. Il avait interprétée cette peur comme un coup de semonce, comme la fin de sa vie paisible, de sa vie tout court. Et s’ils avaient raison ? Une pensée qui lui revenait en boucle et affectait son âme. Et s’ils avaient vu juste ? Et ça avait continué les jours d’après, les semaines d’après, la menace était devenue de plus en plus palpable et il en était affreusement tourmenté. Il travaillait alors sur la reproduction des amphibiens. Comme c’était la fin de l’hiver, il se déplaçait souvent du côté de certains plans d’eau pour observer les migrations prénuptiales des tritons crêtés et des grenouilles rousses, écoutait le chant émis par les mâles pour fasciner les femelles, relevait le profil des berges, la végétation aquatique et palustre, la quantité de lumière, la présence ou non d’obstacles, autant d’éléments capables de définir l’habitat naturel de ces populations animales sur lesquelles il concentrait son intérêt. Mais il se sentait de plus en plus nerveux, il dormait mal, obsédé par les mises en garde d’Erno et Luciano qui répétaient que des gens comme eux étaient particulièrement visés, que le pays courait à la catastrophe, et d’ailleurs ils envisageaient de s’embarquer prochainement comme passagers clandestins à bord d’un navire marchand, il pouvait venir avec eux s’il le voulait, d’après eux il était grand temps de réagir. Enfin je ne vois pas ce que je fais de mal, pensait-il, pourquoi essaierait-on de m’éliminer ? c’est absurde. Et pourtant, contrairement à ce qu’il pensait, se consacrer à des études méticuleuses sur des bestioles à peau gélatineuse qu’on ne chassait ni ne consommait était quelque chose qui pouvait inquiéter les ministères et menacer la stabilité d’un pouvoir en place. En effet chercher à en savoir davantage sur le fonctionnement des corps vivants, chercher à comprendre l’ordre du monde pouvait se révéler dangereux. Il aurait mieux valu qu’il fût simple jardinier ou charron ou commerçant, mais spécialiste des amphibiens, ça pouvait soulever de vraies questions. Là-dessus Erno et Luciano disparurent du jour au lendemain. Il s’était rendu chez l’un et l’autre en prononçant haut leurs noms mais leurs chambres étaient vides d’âmes et d’objets personnels, ils avaient fui. Il s’était senti terriblement seul et démuni. La ville lui avait paru sombre et menaçante. Plus rien de l’ordre du désir ou du plaisir ne l’animait, des gens comme nous, on n’a plus notre place ici, disaient-ils, et ça tournait en boucle dans son cerveau, il n’avait plus le goût à rien, ne mangeait pas grand-chose, dépérissait, craignait qu’une milice ne l’enlève et ne le transporte jusqu’à une geôle non répertoriée sur les cartes, et c’est là en ce point de son parcours d’homme qu’il était devenu le voyageur, celui qui décide de partir, ce quelqu’un qui n’est plus qu’une ombre, abandonne tout derrière lui, fait le choix de couper avec ce qui avait composé sa vie : parents, maison d’enfant, école, appartement d’étudiant, cafés où il allait se réjouir avec ses amis, laboratoire, livres, cahiers, dossiers, photographies. Il avait juste choisi des vêtements solides et de bonnes chaussures, quelques objets utiles — couteau, boussole, carnet, crayon, pipe et blague à tabac – et de rares objets précieux : une photographie petit format de sa mère et le livre L’origine des espèces. Il avait déposé le tout avec quelques vêtements de rechange et quelques cartes géographiques dans un sac en toile facile à porter sur l’épaule à la façon d’un marin en escale.
Codicille : Cette possibilité d'"effondrement", je ne l'ai sentie possible que du côté du Voyageur, alors j'ai tenté. Relu Le Naufragé de Thomas B. Bouleversée. Manque de temps aussi. Enfin j'ai essayé de plonger sans perdre de vue la nécessité de relier ce nouveau texte à l'ensemble du travail déjà posé et guidée par la cohérence des différents univers. Il me faudra y revenir forcément, ce sera dans l'assemblage, plus tard... et ça prendra beaucoup de temps...
Juste passionnant ce texte-là ! Tellement cohérent et le suspens par dessus… Merci, Françoise et pour les aubergines aussi. 🙂
Tu es mon premier regard… et tu me rassures un peu…
Je ne sais pas si je parviendrais à l’articuler avec les fragments déjà écrits mais sans doute que oui…
et bien sûr ça pourrait se poursuivre à l’infini
Merci Anne…
Belle montée en puissance, convergence jusqu’au départ…
Merci Claire… merci pour être passée par là
oui, essayer de rester en cohérence avec ce qui a été écrit précédemment, raconter quelque chose, mâchonner en tout cas…
Le personnage est bien présent, on a peur avec lui. J’aime beaucoup aussi tout le passage sur la vie animale, la vie comme objet d’étude potentiellement dangereux pour un régime totalitaire. Beaucoup de force et de sens pour moi dans ce texte.
Merci pour ta visite, chère Roselyne et pour ton analyse, fine comme souvent… comme toujours même…
Cet aspect « chercheur » sera peut être un point à développer plus tard… je me suis attachée à ce que ça ne soit pas trop situé dans le temps de manière à me laisser du champ. Peut être n’en sont-ils encore qu’aux balbutiements de la quête scientifique sur ce type de sujet… je ne sais pas trop…
Se laisser de la marge n’est ce pas ? et avancer toujours…
Bonjour Françoise,
J’aime beaucoup ce texte, ce personnage et ses deux amis et la lente descente que l’histoire entreprend, sans vraiment savoir ce qui se trame, dans ses doutes, ses peurs, qui s’installent minutieusement, insidieusement. Effondrement du personnage et de ses convictions. Envie d’en lire plus, merci.
Allez savoir ce qui se trame au-delà du virage ?! le tout est d’imaginer qu’il s’y trame quelque chose et alors tout bouge, nous étreint
Il va falloir qu’ensuite je travaille sur les articulations avec l’ensemble du texte produit bien sûr… en tout cas merci de tout cœur, Clarence, d’être venue du côté de chez moi
Intemporel et visionnaire
cécité politique qui fait place à un départ radical, sera t-il trop tard pour résister ?
Je tenais vraiment à ce côté intemporel… est ce réussi ? tu sembles me le confirmer…
inutile de le situer davantage… on ne sait pas le pays, ni la ville, ni l’époque… ça peut correspondre à quelque chose de vaste
je te remercie d’être venue m’honorer de ta lecture, chère H.
j’avais l’impression de lire quelque chose de tellement contemporain (comme ici l’élection future du président du cnrs…) (après j’ai vu Trieste années 30, Svevo ou les cafés de là-bas) – j’ai des difficultés à suivre pour sentir la « cohérence avec le reste » mais l’ambiance est là – très palpable – bravo !
(plaisir de t’avoir par ici…)
En effet, à ce stade de la partie, il est difficile de suivre les projets de chacun et de percevoir les cohérences réelles ou possibles entre les différents fragments déposés depuis 11 semaines…
ce qui compte quand même le plus pour le regard qui passe, c’est l’écriture, n’est ce pas ?
Merci Piero…