C’est une photo-couleur, collée sur la première page d’un album de voyages. Un album bricolé par des mains agiles, sur la couverture est écrit : Ouzbékistan, mars 2008. Un homme, grand, élancé, se tient debout, tout contre la statue d’un étonnant personnage assis en tailleur sur un bloc de pierre. Il a posé sa main droite sur la main gauche, potelée, ornée de bagues de l’autre. Ils ont le même sourire, joyeux, la même barbe, blanche pour les deux. Le bonhomme vêtu à l’orientale, pantalon rose bouffant, gilet bleu vif passementé de pierreries, tient dans sa main droite levée une coupe de céramique aux motifs géométriques. Sa chevelure luxuriante est nattée en vagues qui ondulent, d’un bleu saphir saugrenu. Ses sourcils aussi. Quel personnage de légende ou historique est-il ? Mystère. Son compagnon : un touriste assurément, dans le plaisir de la découverte. Ces deux-là, l’irréel, le touriste, des ailleurs qui se rencontrent, semblent s’entendre comme larrons en foire à voir leurs mines réjouies. Derrière eux, des branches d’arbres dépouillées. En fond, un bâtiment imposant, une medersa peut-être ?
Une autre photo, ce n’est plus la ville mais la campagne, une cour de ferme, des arbres nus, au loin des champs. En premier plan, un divan sous les rameaux d’une treille dénudée. Sorte d’estrade recouverte de tapis et de coussins multicolores. Quatre hommes y sont confortablement installés, ils se reposent, ils discutent. Le plus âgé, au visage buriné, porte une calotte carrée, noire, brodée de motifs blancs ; les autres, tête nue, sont en survêtements. Une théière trône en plein milieu, c’est l’heure de savourer le thé. Un jeune garçon appuyé sur un montant de ce lit convivial les observe. À côté de lui, un chiot. Les femmes doivent vaquer à leurs occupations, pas de repos pour elles. En fond, une corde à linge et des serviettes qui semblent flotter au vent léger.
Ce sont deux photos—portraits en buste et en gros plan de fillettes, elles ont à quelques mois près le même age. Dans la première photo, l’enfant est présentée dans une affiche bleue et douce épinglée sur la porte en bois sombre d’une mosquée. La fillette, sous un voile blanc duquel s’échappent deux mèches rebelles de cheveux noirs, a un regard qui éclate de malice. Des yeux immenses clairs comme un ciel d’été. Ses joues rondes révèlent l’enfance encore proche et ses lèvres roses, bien dessinées, esquissent un sourire léger. Des éclats lumineux, comme des étoiles, palpitent autour d’elle et animent l’affiche de leur brillance. À sa droite, une calligraphie élégante, déliée, souple, de droite à gauche, une barre seule, trois boucles amples qui sont liées les unes aux autres, lire sans doute Dieu ou Allah ? Pour les autres lettres, mystère de l’écriture inconnue. Une parole sacrée ? Au nom d’Allah, le Miséricordieux ? Que lui dit-elle à l’enfant sage ?
La seconde photo est cadrée de la même manière, gros plan sur une enfant rêveuse qui pose de profil sur fond de montagnes, un glacier au loin – on dirait la chaîne des Ecrins. La lumière est douce, le soleil bas déjà, le contre-jour met en valeur l’enfant qui entoure sa tête de ses deux bras potelés. Elle maintient sur sa chevelure brune et ébouriffée un calot enjolivé d’une résille dorée. Le corsage de sa robe s’orne de volants de dentelle qui font autour de son visage une collerette légère. Le tissu, on pourrait le dire ethnique, s’anime d’étonnantes couleurs qui se chevauchent en motifs arc-en-ciel. On pourrait entendre bruire l’étoffe, on aimerait la caresser. On rêve à une princesse des mille et une nuits échappée d’un conte oriental. Celle-ci est d’ici, elle s’est déguisée en l’autre, l’enfant de là-bas. Fillettes semblables promises à des destins différents. Quelles femmes seront-elles plus tard ? L’une emportée dans la modernité et ses faux semblants, l’autre répondant à l’injonction de la parole sacrée ?