1.
La ville est maintenant derrière. Le taxi file sur la route cernée de champs, de bocage, de bosquets qui dissimulent les fermes et les hameaux isolés. Les acacias, les chênes, les charmes, les hêtres se confondent sous le ciel marine qui fonce les prés, ocre les champs, noircit les bois. Les corbeaux croassent, les grillons stridulent, la végétation exhale après une journée de soleil sans que le chauffeur et son passager n’entendent autre chose que le ronflement discret du moteur, le souffle de la ventilation et le glissement des roues sur le bitume, ne sentent autre chose que le parfum de synthèse du sapin en ouate qui pendouille sous le rétroviseur. Aucun regard échangé, aucune parole prononcée, juste des gestes à peine commis qui effleurent la perception, une vitesse passée, un nez qui gratte, un changement de position, un frottement de tissu qui suggèrent à la conscience une présence humaine, qui rappelle que quelqu’un appuie sur les pédales, que quelqu’un est à l’arrière, absorbé dans la contemplation du crépuscule. Les minutes s’égrènent à mesure que les ténèbres tombent, jusqu’à ce que seuls les phares du taxi jaillissent de l’obscurité. Pour toutes illuminations, les quelques lampadaires, comme autant d’épiphanie qui jalonnent les rares villages traversés. Après l’humanité, la campagne, la nuit. Les lignes blanches sur la route apparaissent et disparaissent comme une transmission en morse vers nulle part, une sorte d’expérience spirite sous hypnose, dont le but serait de convoquer ce qui vit là, ce qui y a vécu, ce qui y rumine, ce qui y grogne, ce qui y mange, ce qui s’y fait dévoré, ce qui y gratte, ce qui y creuse, ce qui y marche, court, grimpe, rampe, ce qui y meurt… D’un coup, une bascule. Le passager sent son corps projeté vers l’arrière, puis vers l’avant. Par la fenêtre une apparition, une silhouette, de profil, comme une étincelle. Le conducteur pousse un juron : « Vous avez vu ? Il ne faut vraiment pas s’aimer pour marcher comme ça, le long de la route à une heure pareille ! Vous avez vu ? Un gus qui marchait tranquillement sur le bord de la route ! Ce n’est quand même pas une heure pour aller cueillir des champignons ! » Le passager se retourne, juste à temps pour voir l’apparition disparaître, comme elle est venue.
2.
Elle est enfin sortie de la gare. Plus de possibilité de contrôle de police, et en même temps, ça n’aurait vraiment pas été de chance de tomber dessus en descendant ici, dans son bled pourri. Mais sait-on jamais ? Elle les a vu déjà vu quelque fois avec les chiens. Et la beuh de Dam, elle sent de ouf. Après, elle a rien, et puis tout est emballé dans de l’alu enfermé dans des sacs congélation et stocké dans des tubes de gel douche. Mais la beuh de Dam, elle sent vraiment de ouf. Pour un chien ça aurait été trop facile à repérer, malgré l’alu, malgré l’odeur du gel douche qui reste encore. Les chiens, ils sentent tout, même les émotions. Mais bon, elle a quoi ? 90, 100 meuges ? C’est chaud quand même, si elle se fait choper. Ils croiront que c’est pour la bicrave alors que c’est juste pour sa conso. Mais là, il n’y a plus aucune chance, il n’y a pas un pélo dans la rue à cette heure. Il faut juste qu’elle trouve un coin pour sortir un peu de weed des tubes de gel douche, elle va pas tout sortir à la soirée, ils croient quoi, eux ? Elle aurait peut-être mieux fait de rester à la gare et d’aller aux chiottes, mais c’est pas sûr la gare. Elle a déjà vu les baqueux avec les chiens, et tout. Comme elle avait flippé ! Il faut trouver un petit coin, un renfoncement, un endroit à l’écart de la rue. Et elle pourra peut-être même se faire un petit stick, histoire de s’aligner avant de retrouver les autres. Il y a un coin vers la médiathèque, ça fait un détour, mais ça va. Ici, c’est pas Paname, c’est tout petit. Le parking de la médiathèque, derrière la petite tour de château de fort, ce sera nickel. C’est quand même chelou qu’il y ait une petite tour, comme ça, au bout du parking de la médiathèque. Elle n’est pas grande, mais elle a l’air vachement ancienne, toute ronde, avec le toit pointu. Comme une tour de château fort, quoi, mais en plus petit. Elle se cale derrière, il faut quand même qu’elle s’accroupisse, le muret de l’autre côté n’est pas haut, et les arbustes non plus. Franchement, elle est tranquille. Il n’y a pas de raison que les keufs passent ici, et elle s’en bat les couilles des pélos qui peuvent passer. Elle récupère le que-tru, découpe un morceau d’alu et y insère quatre-cinq têtes, en ajoute une autre, ça va être une grosse soirée. Elle est tranquille ici, elle peut rouler, elle s’en bat les couilles. Il n’y a tellement sonne-per qu’elle en profite pour craquer son bédo. Elle est bonne la beuh de Dam. Faut pas en mettre beaucoup. Là, elle en a trop mis. Elle s’adosse contre les pierres de la petite tour et tire une autre latte. Elle laisse un tout petit espace entre ses lèvres et souffle la fumée qui s’échappe en mince filet. Elle est forte la Purple de Dam. Elle sort sa bouteille d’eau de son sac à dos qu’elle pose à côté d’elle contre la petite tour. Elle constate que les pierres ne sont en fait pas exactement toutes de la même couleur. Elles sont blanches, mais certaines, celles du bas, sont plus grises que celles du haut. Elles doivent être plus anciennes. De chaque côté de la tour, il y a comme un début de mur. Ça devait être une muraille, il devait vraiment y avoir un château fort ici. C’est quand même ouf. C’est vraiment le bled ici, c’est paumé, il n’y a jamais rien à faire, on ne parle jamais d’ici aux infos, tout ce qu’il y a c’est des vieux trucs. Sans comprendre pourquoi, elle se met à penser à son père, qui à cette heure doit être devant la télé, qui a vécu ici toute sa vie, avec les ploucs, au milieu du béton et des vieilles pierres. Elle passera le voir demain, ou après-demain, ça dépendra de la soirée. Il est vraiment con son père. Plus que sa mère, qui a eu au moins le bon goût d’aller à Paris, qui sort, qui a des mecs. Lui, il ne fait rien de ses journées, il bosse, et il regarde la télé. Il aurait au moins pu se barrer lui aussi, aller au bord de l’océan, à Royan, lui qui aimait tant quand ils y allaient en vacances. Ils auraient pu y aller tous les deux quand ils étaient encore ensemble et qu’elle n’était plus à la maison. Ça avait l’air de leur plaire, les balades, les vagues, les terrasses, le vent, les glaces, les manèges, les châteaux de sable. Ça c’était pour elle. Qu’est-ce qu’elle était conne quand elle était petite ! Elle tire une latte, sa bouche est sèche et amère. Elle se rappelle très bien qu’elle allait sur les manèges, jouait dans le sable, sans honte, comme une petite conne. Tout ça, c’était de la merde, en fait. Royan, le béton partout, même l’église. Ses parents qui la prenaient pour une gamine. Qui dépensaient tout leurs frics comme des enculés alors qu’il y a des gens qui crèvent de faim. Heureusement que c’est terminé. Est-ce que c’est terminé ? Oui, c’est terminé, maintenant elle fait comme elle veut. La nuit commence à tomber, elle écrase son cul de joint, sans prendre la latte du cowboy, parce que ce n’est pas une clocharde, boit une gorgée à sa bouteille d’eau, et se relève en s’appuyant sur les vieilles pierres. Sa tête tourne un peu, elle est vraiment trop bonne la beuh de Dam, et sent immédiatement se détendre les traits de son visage, sent ses yeux qui tombent vers le bas. Elle se tourne pour sortir de derrière la tour, jette un œil sur les pierres blanches, remonte, regarde le toit pointu. Et là, sur sa gauche, presque derrière elle, quelque chose passe. Elle sursaute. Quelqu’un sans doute. Elle n’a pas pu voir, mais elle a senti comme s’il y avait quelqu’un qui passait. Ses cheveux se mettent à tirer, depuis son front jusqu’à sa colonne vertébrale, ses yeux se relèvent, son cœur fout le bordel. Quelqu’un avec une grande robe, sans doute blanche. Elle sort de derrière la tour, arrive sur le parking. Elle est trop conne, en fait. Il y avait pas de place pour quelqu’un d’autre, elle l’aurait remarqué tout de suite. C’est bon, c’est juste la beuh de Dam, elle s’est tapé une parano. Elle vraiment trop conne. Genre, elle croit aux fantômes maintenant ?
3.
Bon, ça, c’est fait. Je suis resté assez longtemps, je peux retourner dans mon bureau. Je dis au revoir et encore une fois merci à Jean-Luc (tu parles !), qui me dit lui aussi merci. Comme quoi ce ne sont vraiment que des mots. Je ferme la porte derrière moi, m’assoit à mon bureau, ce beau bureau, bien large, bien rangé, avec à droite les dossiers en cours, à gauche, mes stylos, le plume, mon quatre -couleurs, mes différents cahiers de couleurs différentes en fonction des projets. Je suis bien organisé, c’est agréable. Le bois de ce bureau est tout doux, je n’ai aucune idée de quel bois il peut s’agir. Quand je pense qu’il voulait m’imposer leur nouveau mobilier tout moche, tout noir. Déjà qu’on est entouré de béton gris, de mur blanc sans âme, qu’on crapahute dans des couloirs déserts de 500 mètres, avec un mur blanc à gauche, un mur blanc à droite, un plafond blanc rempli des gaines et des fils au-dessus, et, sans doute pour casser la monotonie de tout ce blanc, on marche sur un sol gris foncé, presque noir. Dans ces couloirs, on est seul, on passe devant une porte noire, on continue, même si on se dépêche, le temps s’écoule lentement, comme si on était mort. Il n’y a que l’écho de nos pas pour nous distraire de l’odeur de peinture fraîche qui n’a jamais disparu, mais qui reste impuissante à dissimuler celle de la vieille poussière. Et ils voulaient qu’en plus, je renonce à mon bureau ! Il est très large, il en impose quand on entre ici. On voit que c’est le bureau du chef de service. Je les fais assoir sur la petite table ronde, le temps que je finisse un truc, parce qu’évidemment j’ai toujours un truc à finir. Surtout quand c’était Jean-Luc qui venait. Je le faisais marner sans rien dire un bon moment, c’était toujours efficace. Et ensuite, c’était facile. Et oui, mon Jean-Luc, j’ai toujours lu en toi comme dans un livre ! Je suis comme toi, je connais ; ton boulot ne pouvait pas être intéressant, tu étais entre le marteau et l’enclume, tu avais terriblement envie d’être ailleurs. Parce que ça te donnait un boulot, de quoi faire bouillir la marmite, de quoi payer ton loyer. Comment tu vas faire maintenant ? La différence entre toi et moi, c’est que moi, je suis dans la position où je peux choisir ce que je fais, où je ne peux rien comprendre parce que je peux déléguer. Ce qui me laisse beaucoup d’énergie pour faire semblant. Alors que toi, tu étais obligé de comprendre, de faire, de faire de faire, tu ne pouvais engueuler personne, (en fait, tu aurais, mais tu es trop couille-molle) et en plus, tu ne devais pas faire la gueule. Est-ce que ça a un sens ? Bien sûr que non, je suis assez d’accord avec toi. Sauf que moi je peux le penser tout en t’accusant de le dire tout haut. Au fond, ton problème, c’est que tu n’étais pas assez costaud pour assumer l’absurdité du travail. Moi, j’en parle tous les dimanches, et on m’absout. Une fois que c’est sorti, c’est terminé. Toi, tu n’avais personne à qui parler, alors tu jactais au bureau dès qu’on te mettait la pression. Ce n’était pas tolérable, quand bien même si tu avais raison sur le fonds ; tout ça n’a aucun sens. Mais bon, ce n’est pas à toi de raconter l’histoire, ce n’est pas toi qui a la parole et ce n’est pas toi qu’on écoute, c’est moi. Tout ce qui pouvait faire contre ta fureur, c’était du bruit ; heureusement, tu vas aller le faire ailleurs.
Je pense à un collègue de l’administration qui dans son bureau designer par Porzamparc a gardé une armoire. Une grande armoire. Je me suis promis de lui apporter un pot de confiture mais on pour mettre dedans. On dirait un grand garde-manger. L’histoire du bureau en 3, en se développant, elle ferait un rudement bon contrepoint à la hargne du gars. Pour la 2, quitte à être défoncer, tu peux larguer les verbes d’accompagnement, laisser la description sans amarre des pierres, elle tient très bien. C’est vrai aussi pour la 1, avec un telle acuité on ne peut pas être surpris quand le gars traverse, y’a de la marge. Enfin c’est un regard, un avis à l’emporte-pièce… De quoi faire tomber la peur.
Merci beaucoup pour ton précieux retour Emmanuelle! Entre le retard sur les propositions qui me colle le nez dans le guidon et mes prises de tête sur ce que je n’aime dans mes textes qui abaisse la spontanéité, je me sens vite démuni. Ça fait énormément de bien d’avoir un oeil neuf sur les textes. Merci encore!