C’est une petite maison de plain-pied en parpaing, comme il y en a dans toutes les zones pavillonnaires. Elle est recouverte d’un enduit fatigué et grisâtre. Le portail blanc en PVC que j’ouvre est fendu. Je traverse une pelouse rase en marchant sur quelques pierres jaunâtres. Il n’y a pas de fleur, juste cette herbe clairsemée. Je cogne à la porte en bois vernis. La mère m’ouvre, bonjour, entrez. Le père est absent, elle m’invite d’un geste à la suivre, nous nous asseyons autour de la table de la cuisine en chêne sur des chaises paillées. Elle m’offre un café, je l’accepte. Elle me sert dans une tasse blanche toute simple, je vois sur la table des albums photo qu’elle a préparés. Elle vient s’asseoir en face de moi, elle a plus de cinquante ans, elle est obèse, ces cheveux gris mi-longs entourent son gros visage grenelé, trace d’une acné difficile, elle a quelque chose d’un bulldog avec une perruque posée sur la tête. Elle me demande pourquoi j’ai choisi sa fille, je lui explique que ce n’est pas mon choix, mais celui de l’entreprise, j’ajoute qu’elle a de la chance, elle acquiesce. Elle veut savoir par quoi je souhaite commencer, je lui réponds, par le début. Je sors mon carnet et mon stylo (bille bleu Crystal original). Elle prend un des albums, puis elle vient s’asseoir à côté de moi. Elle commence, la maternité, la joie d’avoir une fille, le père qui n’en revenait pas, une fille après deux garçons. Les premiers sourires. Ils n’ont pas grand-chose, elle est hôtesse d’accueil à l’hôpital, lui il est vendeur dans un magasin de bricolage. Ils ne sont pas très riches, mais ils n’en veulent pas plus, ils partent en vacances dans la famille, c’est bien, elle ajoute, peut-être qu’un jour nous aurons de la chance au loto. Puis arrivent les photos de la petite à la maternelle, une enfant parmi les autres. C’est au début de la primaire que la maladie s’est déclarée, il a fallu faire des greffes de peaux. Sur les photos il n’y a plus que les membres de la famille, l’école elle y allait de temps en temps. Il y a des moments de joie, Noël, les anniversaires, les vacances, même si pour elle la mer et le soleil ce n’était pas possible. Je la vois en gros plan sur un cliché, elle a dix ans, elle sourit de toutes ses dents. Elle aura un répit, jusqu’à l’âge de quatorze ans. Elle va au collège, elle a son premier téléphone, elle est fière, c’est presque une jeune fille comme une autre, elle a juste beaucoup souffert. Elle participe à l’animation du club sportif, dans laquelle sa mère est secrétaire. Elle est là avec des enfants plus petits, elle est fière, elle leur apprend des techniques et elle joue avec eux. Elle comprendra vite que le prince charmant et les jolies copines ce n’est pas pour elle, qu’elle est abîmée, que ses rêves qu’elle voit à la télé, il faut les oublier, mais son clan est là, alors peut-être qu’un jour ? La mère prend le deuxième album photo. La maladie est revenue, elle va rester à l’hôpital plus d’un an. Alors on prend un autre rythme, elle doit faire tourner la maison et aller voir sa fille, c’est difficile. Les médecins sont confiants, ils pensent que cette fois c’est la dernière, ils sont fiers d’eux. La gamine est courageuse, mais il faut bien, elle n’a pas le choix, elle encaisse. La mère regarde la photo où ils sont tous réunis autour d’elle, sur le parking de l’hôpital. C’est une photo numérique imprimée sur du papier ordinaire, l’appareil devait être posé sur le capot d’une voiture, on voit la famille d’en bas. Tout le monde rit, l’avenir est devant. Les années qui suivront, sa vie sera presque normale. Elle a suivi une formation dans un lycée technique, elle va décrocher un petit diplôme. A dix-huit ans, elle trouve un emploi de vendeuse dans une solderie. Sur cette photo polaroid, vêtue du tee-shirt du magasin, elle rit entourée de ses collègues, ils sourient tous, la photo a été prise devant la vitrine du magasin. La mère caresse la photo avec des gestes lents. J’attends, puis le silence nous gêne tous les deux. Je devine qu’ elle essuie ses grosses larmes sur ses grosses joues. Nos regards ne se croisent pas, je sens qu’elle aimerait que je la regarde, que je partage sa peine. Je continue de fixer la photo et je relis mes notes. Alors elle enchaîne, pendant l’année où elle a travaillé, elle profitera du peu d’argent qu’elle aura gagné, elle s’achètera des vêtements, des gadgets pour meubler sa chambre, quelques DVD de séries américaines avec de jeunes adultes, beaux qui vivent de jolies histoires romantiques dans de grandes maisons avec piscine. Ses parents commencent à croire qu’elle aura peut-être une vie normale.
L’année de ses vingt ans l’automne est arrivé, avec ses nuages noirs et la maladie dans ses valises. Les médecins ont été surpris par la violence de l’attaque, un des bras de la jeune-fille a doublé de volume, ils n’ont pas pu le sauver. Elle est sortie de l’hôpital sans son bras, elle se promenait dans les rues, ne sachant que faire de cette vie qui l’attendait. La maladie n’a pas attendu, en trois mois, les organes vitaux étaient touchés, c’était fini.
La mère me raconte, l’amputation, comment elle a dû expliquer l’opération à sa fille, le regard de la petite quand elle a compris, mais aussi l’espoir que le traitement fonctionnerait, elles partageaient tout depuis le début, puis la résignation devant son corps meurtri, la sortie de l’hôpital, aménager sa vie avec ce bras en moins, quitter son travail, quitter une vie presque ordinaire, puis le retour de cette saloperie. La réunion avec les médecins, ou personne ne lui dit rien, mais où elle comprend que sera bientôt fini, alors elle doit mentir à sa fille, la laisser espérer, c’était pour elle que j’ai menti, elle me regarde, je me tourne vers elle et je vois ses yeux bleus qui me demandent pardon, et il lui a fallu être là et jusqu’au dernier moment, tenir sa main. Ce n’est pas normal vous savez d’enterrer ces enfants, ce devrait être l’inverse, ce n’est pas juste. Au début avec l’enterrement et la messe, le temps file, il a fallu trouver de l’argent pour qu’elle ait de belles obsèques, on a fait un appel aux dons, les gens ont répondu présent, on était contents. Ce jour-là au cimetière il y avait énormément de monde vous savez, ça fait du bien, elle a existé pour ces gens-là. Á l’église c’étaient les proches, malgré tout l’église était trop petite. Pendant quelque temps, les gens vous parlent d’elle, ça vous fait du bien, puis ils hésitent, ils se disent que faire le deuil : c’est oublier, alors ils n’en parlent plus. Dans la maison on ne fait plus de bruit, il y a sa chambre, là-bas, on y va plus, c’est comme un trou qui attirerait toute la vie, toute la joie. Quand on essaye de faire semblant de vivre, on doit faire avec elle, elle est là, au-dessus de nous comme une immense étoile noire, tout gravite autour d’elle. Peut-être qu’un jour, ça ira mieux, peut-être qu’on acceptera, mais faut faire avec, c’est la vie. Maintenant le temps s’écoule lentement, tout est vide. Je relis mes notes, demain je reviendrai, je pourrai rencontrer les garçons. Je la laisse dans cette maison silencieuse.
Codicille: Je mélange les L et les P, c'est le bins.
C’est un texte qui mine profondément, ronge, bouleverse…
Comment écrire L’inacceptable ?
Merci Laurent