Tu ne parlais pas. Tu t’affairais dans ta pièce. Tu avais 2 cloches pas très grandes que tu n’utilisais plus. Dans ta pièce, il y avait un lit à une place, de quoi cuisiner : un réchaud seulement. Tu ne disais rien , quand tu voyais une fillette sur les marches qui t’attendait . Derrière il y avait la pelouse, l’air frais. Chez toi, devant chez toi, tu faisais quelques pas, tu descendais quelques marches, les 3 marches. Et tu marchais dans la cour. Le matin tu partais donner manger aux poules et le soir tu y retournais 2 fois par jours un jour comme tous les jours tu as donné à manger aux poules en riant. Pour la première fois je t’ai vu sourire, et même rire et j’ai compris que je ne m’étais pas trompée ; que j’avais eu raison à 5 ans de t’attendre sur les marches, comme un disciple attend son maitre, et comme un maitre tu m’as à peine parlé, mais tu ne parlais plus à personne. Un jour une diseuse de bonne aventure a tenté quelque chose. A 5 ans et demi, je t’ai vu lui parler, qu’a-t-elle essayé de te promettre à toi, celle qui avait tout vu et depuis si longtemps Que ta part de Jamaïque, au Honduras, quand tu avais 20 ans, belle tu troquais tes colifichets contre un rêve de désert. Tu avais toujours le même vêtement : une robe noire comme en porte les veuves, et toujours à heure fixe tu rentrais dans ton espace de 15 mètres carré et le lendemain ; je ne me décourageais jamais, j’étais là assise sur la plus haute marche, je t’attendais, tu sortais, tu avais déjà 85 ans. Tu as traversé la cour et tu es remonté chez toi sans mot comme tous les jours. Tu as toujours eu l’air occupée, tu as toujours eu « toute ta tête ». Tu vivais comme ça dans la solitude
Comme tu ne parlais pas, tu as demandé aux objets à côté de toi de raconter une histoire à ta place. Le lieu était déjà rempli de sortilèges différents. On dirait tu avais délégué au lieu de faire pour toi ce que tu ne pouvais pas faire : raconter ton Histoire par exemple. Ou simplement vivre avec les autres. Tu avais désappris peut-être, tu ne voulais plus. Aujourd’hui je me tiens juste à la hauteur de ton visage Je te perçois, mon cœur bat. Il y avait un monde au dehors, peuplé.
Aujourd’hui, je t’attends comme pendant des années entre 4 et 7 ans, je t’attends au bas des marches : tu vas traverser la cour, dans ta robe noire, tu as 85 ans, tu dis quelque chose à tes poules, tu rentres chez toi sans un regard, sans une parole.