Tu n’avais pas besoin de dire d’où tu venais, il suffisait de lire le jaune poussière à l’intérieur de tes pupilles, le Soudan comme ancrage, le nid démoli, la fièvre, les massacres au hasard des villages, d’ailleurs vous venez tous de la campagne, comme au Malawi les porteurs de charges à vélo, maigres et souriants, les muscles tremblants de courage, instinctivement méfiants, instinctivement agressifs – mais là c’est trop tard, c’est fini pour toi si t’as choisi la haine. Il ne faut jamais laisser ta tête dépasser quelque part, se fondre dans la nasse, disait le père. Dans toute la France, on t’a dit que le plus libre c’était le plus froid : grand nord du Pas-de-Calais, ou le grand Ouest avec un Finistère affreux, balafré, sauvage. Tu as préféré les pluies mornes au grand froid, craignant d’en mourir si tu te retrouvais à la rue. Alors on t’a proposé plusieurs villes et la vision d’un port géant t’a fait pensé à la Mer Rouge, il t’était si naturel d’oser le vent partout, le vent déglingueur, le vent pourchasseur de mauvais diables, le vent cavaleur des remparts, le vent tournicotant, elle était là la liberté. Et puis, le gros du troupeau t’a toujours accueilli de vive voix dès lors que tu t’engageais sur les sillons de l’humain, alors tu as servi des repas aux Restos du Cœur, tu as cousu des coiffes avec les vieilles édentées de Quimper avant les fêtes de Cornouailles (les jeunes ne venant plus coudre avec elles, besoin de p’tites mains), tu as aidé des urgentistes à repérer les plus isolés dans la rue, afin de les requinquer avec une bonne soupe chaude, quand tu as intégré le Cada Coallia de Brest tu as proposé des cours de musculation « sans les machines » juste avec le jeu des articulations, les genoux levés, le corps à bout de bras, la maîtrise du souffle. Tu as proposé de participer aux repas d’une association de quartier, tu préparais du riz au piment avec des boulettes de steak haché, tu aurais aimé travailler à la cellule d’écoute pour aider psychologiquement les migrants en détresse.
Ce soir, je vois bien que ça ne va pas. Tu ne relèves pas la tête et je te fixe patiemment, attendant que tu prononces les premiers mots. « Tu es infirmier, c’est tellement ce que je voudrais… » Je te rassure en t’expliquant comment mes camarades de promo ont fait plein d’autres boulots, ayant commencé leur formation à quarante ans passés, sans bac et sans diplôme. En France, tu peux t’en sortir. Là il me regarde : « Ah oui, en France tu peux sortir ! » On rigole, oui c’est déjà ça : pouvoir prendre un verre sans qu’on vienne te chercher des noises, aller au cinéma aussi. Arpenter les petites bibliothèques de quartier pour louer des DVD. Il rajoute, très posément : « En France, on peut bien vivre. Sans argent. Presque. » Au moment où j’entame une diatribe contre cette p… de société de consommation, Cathy et Jojo s’installent au milieu du bistrot. Le violoncelle vient agréablement prendre place entre ses jambes, dans le creux du cou, elle y pose la tête et commence une mélodie douce, grave, entraînante, ligne mélodique obsessionnelle comme un faux air de Game of Thrones, et Jojo commence à l’accompagner à la guitare sèche. Auprès de Ceux-qui-choisissent-le vent, pour bien vivre il suffit de bistroter le monde : une bière irlandaise dans la tête et les cheveux, marcher toute la journée dans les caillasses, croiser des rêveurs, leur parler des plantes médicinales, danser sur des planches, crier sur des planches, ameuter les gens du quartier pour déverser des discours contestataires, ne plus rentrer la tête dans la poitrine.
Beau portrait, touchant et réussi. Un bout de son parcours aussi, puis on passe à un échange, en peu de mots, on y est. Merci, Françoise.
Merci vivement Anne, je suis extrêmement touchée… Ai découvert vos textes très sensibles avec beaucoup de plaisir !!
Un témoignage touchant avec un beau mélange de cultures différentes. Du courage en partage. Merci Françoise.
Un merci très vif Martine pour ces mots revigorants et sensibles, c’est tellement généreux d’avoir pris le temps de lire, la nuit s’ouvre, on avance malgré les épreuves, et vais découvrir votre univers avec grande joie !
Trés joli portrait que celui-ci, portrait de lui, portrait du quotidien, portrait du vent et de la France. La sensation vive de connaitre les personnes de vos textes, d’être en leurs présences et d’écouter avec eux, le violoncelle dans ce bistrot. Merci.
Un immense merci Clarence pour votre lecture, vos mots qui libèrent une telle énergie, c’est fantastique de pouvoir avancer doucement en votre compagnie, sous des yeux éclairés bienveillants. Belle journée Clarence !! Je retourne à vos beaux textes dans la journée 🙂 et me lance désormais dans la création du pdf °0° ! Des bises
C’est fort Françoise. Tangible. Vivant. Sans assener aucune leçon. C’est devant nous avec tes mots.
Merci du fond du coeur chère Nathalie… je vais lire vos derniers trésors ce soir !! Belle nuit à vous