Connaitre la solitude lumineuse
Connaître la furie et la tristesse
Détacher un bout de monde et le mettre dans des mots
Peupler sa mémoire d’un bout de monde
Il n’y aurait pas d’histoire ou presque, rien à raconter ou presque ; étirer des temps ou les personnages : Luis Etel et les Autres (3) sont dans certains lieux. La sédimentation des temps.
Il y aurait un événement : une pierre lancée, un corps endormi ou mort sur un chantier – on ne saurait pas, il n’y aurait pas de vérité, il n’y aurait pas de recherche de vérité.
Il y a le désir de rendre vivant quelque chose, d’écrire sur l’étrangement et l’éblouissement.
C’est difficile, pour moi, de mettre en relation l’écriture dans la tête et après sa construction. Je crains de m’éloigner du plus important : trouver un mouvement, des mouvements dans l’écriture, des façons de dire.
La lecture, la relecture des textes que j’écris : parfois entendre tout de suite ce qui ne va pas, une espèce d’écriture pompeuse qui se regarde ; ne pas écrire de belles phrases, ou alors savoir pourquoi ces belles phrases sont là. C’est quoi une belle phrase ? On en fait quoi de la belle phrase ? Reconstituer une énergie dans le traitement d’une phrase » Je vole ces mots à Christian Prigent.
La trame temporelle : ça se passe aujourd’hui, des instants saisis dans le présent, ça se passe dans le maintenant de chaque personnage ou groupe de personnages ; il y a des temps arrêtés : par exemple quand Etel est devant son formulaire pour s’inscrire à un job d’ouvrière agricole – il y a des temps étirés par exemple une nuit sur le chantier avec Luis qui délire sur la nuit – on ne sait pas ce qui s’est passé.
La trame narrative : elle me pose un problème, car dès le commencement je souhaite ne rien raconter, c’est-à-dire pas de situation initiale, finale ; des actions oui bien sûr des actions, mais aussi de l’égarement et de l’éblouissement. Je veux introduire de la réalité dans le texte, celle que je connais, le travail des précaires par exemple, je veux aussi parler de la force qu’il faut avoir pour s’éloigner d’un lieu pour pouvoir vivre quelques instants ou plus, ailleurs pour travailler, ailleurs pour rêver, ailleurs pour vivre – le questionnement du vivre est très présent, c’est le moteur, c’est ce qui anime mon écriture.
Pour la charpente du texte, ça passe déjà dans la tête, après pour poser les choses par écrit, je multiplie les possibilités. Il faut qu’à un moment je passe à l’après l’avant du texte.
Il y a la ville il y a Berlin où je suis depuis huit jours, avec mon ami. Nous marchons beaucoup, je découvre plein de nouveaux quartiers, où les personnes croisées portent de belles tenues, des chiens en laisse, et des quartiers pauvres , où la pauvreté sur les visages et les corps ; je me souviendrai du visage de ce jeune homme, pieds nus, une bouteille à la main, venu s’assoir pas loin de nous, il parlait seul face au vide devant lui, je me souviendrai du beau visage de cette femme turque qui vend des fruits et légumes sur un étalage devant un supermarché, elle m’a dit « Berlin c’est ma ville ». Je me souviendrai de la beauté. je me souviendrai de la beauté, du jeux de deux enfants autour d’un arbre, des livreurs qui portent la tristesse de leur exil, des trottinettes, des vélos encore des vélos, des petits chiens.Je me souviendrai de Berlin 21, de l’atelier d’écriture de François Bon, de toutes ces voix découvertes entendues.
La trame spatiale
Là où ça se passe, les lieux, différents lieux : à la marge d’une ville, un groupe de 5 ou 6 maisons, un intérieur de 9 mètres carrés, un chantier, la lisière d’une forêt, des rues d’une ville la ville n’est pas nommée. Les lieux sont au centre du texte, il s’agit de trouver un lieu pour vivre, même temporairement. En écrivant ceci, je me dis que la réalité dont je parlais plus haut est cette réalité vécue par ceux qui n’ont plus de lieu pour vivre, ou alors un lieu en voie de disparition. Les lieux alors il faut les inventer, les trouver, les faire siens, le temps s’arrête, vivre est possible durant ce temps, du coup ce qui se vit peut devenir fiction ou alors c’est moi qui rends fictives certaines situations. C’est moi qui introduis de l’étrangement et de l’éblouissement. De l’étrangement et de l’éblouissement.
C’est difficile la conciliation, la mise en relation avec l’écriture dans la tête et la construction de l’écriture ; je ne dois pas m’éloigner de ce que signifie pour moi l’écriture – Connaître la furie et la tristesse / Connaître la solitude lumineuse / Peupler sa mémoire
Il est six heures, la lumière du jour sur le grand balcon, je me lève, je prends une photo du ciel. Dernier jour à Berlin. Je me souviendrai de Berlin. Je me souviendrai de l’appartement d’Andréas, là où j’ai écrit.
Peut-être qu’écrire un livre c’est penser à la fin du livre, la fin de l’écriture du livre. Je n’aime pas la fin. Je rêve d’une écriture sans fin.
c’est passionnant (au moins chez vous — ou toi sais plus)
« ne pas écrire de belles phrases, ou alors savoir pourquoi ces belles phrases sont là »
et
« C’est difficile la conciliation, la mise en relation avec l’écriture dans la tête et la construction de l’écriture ; »
Merci Brigitte, je vais aller voir de ton côté ce que tu en dis, ce que disent d’Autres. Je commence seulement maintenant à lire les autres voix, les autres textes, avant ça me semblait impossible, comme quand on est prise dans une foule, et soudain on ne sait plus où on est.
Bonjour Ana,
Je viens de lire l’invention du lieu que tu as écris et je suis amoureuse de tes mots et de la façon dont tu les organises en écriture. J’en aime la poésie, les images fortes, le rythme scandé ou non, le jeu des mots, et tout ce qui se dit. Merci.
merci Clarence, je suis touchée par ta lecture, et en même temps je sais que j’ai encore beaucoup de boulot pour faire de L’invention du lieu un texte avec un monde sensible réel mais aussi merveilleux, que j’essaie de sortir de mon écriture. Maintenant je vais aller te découvrir.
« Il y aurait un événement : une pierre lancée, un corps endormi ou mort sur un chantier – on ne saurait pas, il n’y aurait pas de vérité, il n’y aurait pas de recherche de vérité. » c’est beau. Et soudain la voix de l’homme qui appelle son frère mort sur ce chantier en Afrique … dans cette pièce de Koltes. J’aime ce que vous écrivez de votre chemin d’écriture.