Il fait un pas puis deux puis trois, son coeur bat une fois puis deux puis trois, il s’avance vers la ville qu’il distingue au bout de la longue rue qui se présente devant lui, il se dirige vers une vie, une nouvelle vie, une existence dont il n’a idée mais est-ce bien important de savoir ce qui nous attend, lui est-il bien utile de connaître à ce moment précis la matière dont il sera fait durant les autres jours de sa vie ? L’artère se déroule devant lui faiblement éclairée par un soleil couchant et par les premières lueurs des lampadaires tout juste allumés où les zones d’ombre et d’obscurité offrent leur lot de mystères et de vies cachées, tout comme ces rues qui s’enfoncent à droite et à gauche vers des histoires incroyables, de celles que les livres racontent, c’est sûr, de celles que les marins chantent et font voyager sur toutes les mers du globe, ces rues d’où surgissent des hommes et des femmes chargées d’aventures, ces rues qui rejoignent l’artère principale comme des vaisseaux sanguins sous l’impulsion d’un coeur qui bat dans sa poitrine au rythme de ses pas, ba-bam, ba-bam, ba-bam. Il est fatigué du vide qui remplit son existence et le seul fait de bouger, de marcher sans savoir où il va mais en sachant parfaitement qu’il doit y aller, qu’il doit rejoindre ce rien qui est un tout, qui est tout pour lui surtout, atteindre le rien pour oublier le vide, il sait aussi que ça n’a pas de sens formulé comme ça mais qu’en réalité c’est exactement ça, que ce n’est pas tout ou rien mais bien au contraire, que ce rien est un tout. Il est fatigué et la ville qui se dessine autour de lui l’aspire inexorablement, l’inhale, l’inspire, l’aimante et il se laisse envahir par cette énergie attirante sans aucune résistance, sans regrets bien évidemment, sans s’encombrer d’aucune forme d’attache qui pourrait le ralentir mais en se délivrant au contraire des ultimes soupçons éphémères que sa conscience pourrait encore contenir, en abandonnant les dernières poussières de doute qui salissent son rêve, en se débarrassant de tout le poids qui l’empêcherait de s‘envoler. Il s’arrête au milieu du large trottoir et tourne la tête pour voir le port, derrière lui, se fondre dans ses souvenirs, avec le cargo, encore immense il y a quelques instants et qui, à ce moment précis, ne dépasse pas la hauteur des maisons qui l’entourent, il voit aussi tous ces bateaux en sommeil avant, demain, de remplir leurs cales, leurs ponts et de s’imprégner jusqu’aux sommets de leurs mâts d’histoires de pêches, de récits de flibuste, de vies au long-cours à la faveur des vents et des courants qui peuplent la mer et qui les ramèneront, un soir, à ce même port pour nourrir les lieux, pour allaiter la ville, pour la gorger de ce sang qui coule dans ses veines. Il regarde les maisons qui bordent l’avenue et les fenêtres derrière lesquelles quelques lampes éclairent autant d’intérieurs qui, en cette fin de journée, accueillent les récits pour les habiller, les classer, les digérer, pour les insuffler dans les meubles, tables, chaises, buffets, armoires, penderies, placards, garde-robes, commodes, bahuts, vaisseliers, coffres, coiffeuses, guéridons, dessertes, bibliothèques, étagères, bureaux, secrétaires, lits, berceaux, canapés, fauteuils, bancs, tabourets et autres paravents, dans les tissus des rideaux, dans la porcelaine des assiettes, dans le bois, dans le verre, dans les pierres, dans chaque fibre des tapis et des moquettes et écrivent toutes les nouvelles histoires récoltées dans la journée dans la mémoire de chaque habitant de la ville. A ce moment précis, une musique commence à s’installer dans sa tête, une musique douce qui pourrait être de la guitare folk qui accompagne les paroles lascives d’un Bob Dylan ténébreux, ou plutôt une musique qui pourrait être l’ouverture de La Flûte Enchantée avec des violons dictant une détermination sans faille, avec une flûte lui ouvrant grandes ouvertes les portes d’un possible infini, avec des cuivres lui faisant vibrer toutes les cellules de son corps, jusqu’aux plus endormies, jusqu’aux plus cachées au plus profond de son être, avec une caisse claire dont les battements propulseraient jusqu’à l’extrémité de ses membres, jusqu’au bout de ses doigts, jusqu’à la surface de sa peau, toute l’énergie vitale d’un sang enrichi par sa soif, par sa faim, par son désir, une musique où son coeur dicterait son rythme. Entraîné par cette musique intérieure, son coeur s’est accéléré et ses pas sont devenus plus grands et plus pressés, la bise marine devenue plus intense le poussant dans les entrailles de cette ville encore mystérieuse, il ne voit plus les gens arrêtés sur le bord du trottoir, dissertant ensemble sur la vie, sur la mort, sur le tout et sur le rien, il ne distingue plus l’immobilité de ceux qui se reposent, qui prennent le temps pour le dompter, pour le façonner à leur mesure lente et paresseuse, il aperçoit tout juste les comètes qu’il croise, celles qui se dirigent vers la mer, vers un ailleurs qui n’est pas là, vers un ailleurs qui est ailleurs, il les aperçoit tout juste pour les éviter, pour les contourner, pour les effacer, pour ne pas ralentir sa course de plus en plus rapide vers cette inconnue qui se trouve face à lui. Alors, après avoir sauté par dessus un chat qui menaçait de le faire tomber, il s’est mis à courir et le flot de son sang a submergé ses veines, ses artères, jusqu’à battre la chamade dans ses tempes, l’air iodé a envahi ses poumons, brûlé ses bronchioles engourdies et enflammé sa trachée assoupie, ses muscles ont délivré l’énergie accumulée depuis tant de temps et de la Flûte Enchantée, l’aria de la Reine de la nuit a libéré sa fureur vengeresse pour le précipiter dans les bras d’un lendemain à la fois si incertain et si net, à la fois si flou et si nécessaire, si indispensable, si essentiel.
la musique y est…