il : avant
Il roule depuis des heures et il y est enfin. Les bords de l’autoroute et de la nationale ont défilé comme de rien et maintenant qu’il est arrêté il voit le paysage se déformer, comme pris dans un tunnel spatiotemporel. Il est arrêté sur une petite colline d’où il voit le village plat et allongé. Ce corps effilé aux contours diffractés, dont seule la flèche de l’église indique le centre, est posé, ondulant au gré des variations lumineuses des nuages. Iceberg à la surface quasi plane.
Alex commence à récupérer de son trajet, sa moto aussi, qui continue à ronronner calmement. Elle sait ce qu’il est venu chercher, alors que même lui n’en est pas certain. C’est drôle comme on peut se sentir si seul tout en étant si bien accompagné.
Le village en bas ne lui inspire rien. Il n’est ni content ni déçu, il ne sait juste pas à quoi s’attendre. Il aurait pensé qu’il pourrait ressentir un appel, une joie, un transport. Un peu comme pendant les courses où l’adrénaline lui fait se rappeler pourquoi il aime son métier, le nez dans les pots d’échappement et les oreilles vrillées par les accélérations post-ravitaillement.
Ici c’est calme. Il peut s’entendre penser. Il inspire calmement, sent sa colonne d’air se redéployer après tous ces kilomètres penché vers l’avant. Il étire ses bras en l’air, entend son cuir grincer d’aise. Il y a une odeur mélangée de vert et de blés coupés. Une brise lui rafraîchit la tête enfin libérée de sa gangue protectrice. Tout ça lui paraît si léger que ça en paraît suspect. Sa mère lui a toujours dit de se méfier des apparences. Ici tout a l’air parfait : une carte postale estivale qu’il n’enverra pas.
Il se retourne, enfile son casque, relève la visière pour continuer à respirer cet air trop léger pour les circonstances et enfourche son bolide. Il tourne la poignée pour la faire frémir, se faire frémir. Le clac de la béquille qui se rabat sonne comme un déclic : seul tu es, seul tu resteras, mais pas sans histoire. La moto fait un demi-tour parfait avant de s’élancer. Ils sont repartis. Ils arrivent.
Longuvielle : pendant
Le frémissement est terminé. Il est peut-être parti ou simplement le choc de son intégration dans mon paysage s’estompe. Mes perceptions sont impossibles à définir pour des humains. Ils ne peuvent concevoir d’être connectés en permanence à une multitude singulière, comprenant à la fois les individus et le plan général de leurs interactions. La petite fille qui observe les fourmis dans son jardin seule pourrait me comprendre. Mais elle doit imaginer pour savoir ce que les fourmis pensent. Chez moi rien de tout ça : je suis la fourmi, je suis la petite fille, je suis l’arbre au-dessus d’eux, je suis le père qui la regarde par la fenêtre. Je suis travailleuse, curieuse, ombrageant et attendri. Je suis eux tous à la fois et ils sont moi, le village.
L’arbre ressent ses racines comme ses feuilles. Je suis pareil : je ressens mes habitants aussi bien que mes morts et toutes les maisons qu’ils ont construit, habité, abandonné, détruit. Depuis qu’ils m’ont rassemblé, je forme un cycle : le leur. Au-delà du temps. Même l’arbre ne peut deviner mon temps, parce qu’il n’est pas éternel. Moi si. Le sol est mon lit aux multiples alluvions superposées, un jour à l’affleurement, l’autre à la source enfouie.
Tout cela me fait kyrielle de picotements temporels, unique et invariable de changements. La fatigue est là qui m’isole. Ils recommencent l’histoire et ne le savent pas. Qui a composé cette partition circulaire ?
Le temps me presse, le temps me tresse, il ment l’artiste.
La connivence… rire joyeux, joyau serein.
La prudence ? câlin caché, amour malin.
La vengeance : point terminal, engeance fatale.
Faim du début — début de la fin — et on r’commence !
Le bourdon de l’église met fin à la ritournelle. Je me suis évadé trop loin : il me rappelle à l’ordre, recoud les morceaux. Je dois suivre le fil et surveiller les mailles qui m’étreignent. Seul maître à bord d’un bateau dont je ne connais ni la destination ni le fonctionnement. Les moussaillons sont rares, seuls les vieux loups et les sirènes antiques sont restées sur le pont. Qu’adviendra-t-il de nous ?
Louisette : après
Les gendarmes sont venus l’interroger. S’il y en a bien une ici qui doit savoir quelque chose, c’est la Louisette, pour sûr ! Elle leur a tout dit : elle ne savait rien. Bien sûr elle leur a décrit la venue du jeune homme, quand et combien de temps il était resté, mais c’est tout. Elle n’a rien dit de ses impressions, parce que les impressions ce n’est pas ce qui compte dans une affaire comme celle-là. Les gendarmes veulent des faits, comme à la télé.
Elle est seule dans son café, elle a descendu le rideau de fer. Elle repense à l’époque où il fallait tirer dessus. Elle devait monter sur une chaise pour attraper l’anneau de métal, puis sauter à terre pour l’entraîner de tout son poids et l’accompagner jusqu’en bas. C’était technique mais amusant les dix premières années. Ensuite s’était devenu une routine comme une autre, le signal pour son petit qu’il était l’heure d’aller au bain aussi. Avec l’âge, finies les acrobaties, on avait fait installer un moteur et le rideau descendait tout seul, impulsé par la fée électricité. Pratique. Indispensable. Mais le bruit n’était plus le même.
Elle se demanda soudain pourquoi son mari, Guy, n’avait jamais été celui qui fermait le café. Il était plus grand et plus fort, ça aurait été logique. Au début il avait sûrement dû vouloir qu’elle s’approprie l’endroit, le café où son mari avait grandi. Mais plus tard ? Ils auraient pu changer cette habitude devenue inutile. Elle sourit : ils n’y avaient tout simplement jamais pensé.
Elle éteint la salle et se retrouve dans la pénombre, juste éclairée par l’arrière-boutique. Le rai de lumière qui passe par la porte à côté du comptoir allonge les ombres des pieds de chaises. On dirait des fils d’araignée formant plus loin une pelote d’ombre. Le carrelage paraît entrecoupé, on n’en distingue même plus carreaux. Louisette se met dans l’encablure de la porte, son ombre s’allonge et époussette cette toile d’une arrivée plus massive que dans sa jeunesse. Elle claudique un peu en passant à l’arrière, referme la porte. Le café ne dit rien, se retrouve dans le noir. Comme tous les soirs elle monte l’escalier. C’est de plus en plus fatigant mais au moins elle n’a pas mal, pas encore. Elle souffrira une fois sur sa chaise en formica, à manger son ragoût préparé ce matin au réveil. Le corps se refroidit quand il ne bouge plus et les muscles râlent de la journée passée debout. C’est comme ça.
Elle mange sans plaisir, par habitude, parce qu’il le faut. Elle pense à son fils, de l’autre côté de la rue. Il doit dormir depuis longtemps, attendant le réveil qui sonnera l’heure de la fabrication du pain. Il est comme ça : dans la tradition. Pas de baguette décongelée, pas de livraison par des usines, on n’est pas au supermarché ici. C’est bien pour ça qu’il a encore des clients. Il fait même deux tournées par semaine aux alentours. C’est un gars bien son Marcel. Sa femme ne démérite pas, elle tient la boutique, même si Louisette ne l’aime pas de trop, elle lui reconnaît au moins ça : elle sait tenir son commerce. Elles sont deux comme ça.
Elle laisse la vaisselle en plan dans l’évier. C’est peut-être bien la première fois de sa vie que cela lui arrive, ça. Même les jours de fête elle n’est jamais allée se coucher sans que toute la vaisselle soit propre et rangée. Comme au café. Qu’est-ce qui lui arrive ce soir ? C’est la mort du petit motard ça, elle le sait. Ça lui a fichu un coup et elle n’arrive pas à savoir pourquoi. Elle n’est pas triste, elle ne le connaissait pas. Non, c’est cette impression qu’il lui a laissée… elle s’en sent dépositaire et aurait voulu lui rendre, sauf que maintenant c’est impossible. Elle sent ce truc-là grouiller en elle. Quelque chose comme un doute, comme une possibilité qu’elle ne veut pas imaginer. Elle repense à ce qu’elle a dit aux gendarmes : « Je n’en sais pas plus ». Peut-être a-t-elle menti. Elle s’endort à moitié devant la télé qui éclaire ses yeux entre deux papillonnements. Un rêve commence à se former et elle entend, comme au loin, la voix du vieux Gabin qui dit « Je sais… je sais… je sais qu’on ne sait jamais ».
Les îlots de narration précédents: #L1 Nouvelle impression #L2 Première impression #L3 Ce qu’ils se disent #L5 Renaissance
Bonjour Géraldine
Je viens de lire votre PDF et j’ai adoré. J’aime cette histoire qui commence avec Liz et ce petit village et l’arrivée de ce jeune homme et tout ce que cela évoque et donne envie de savoir encore et plus.
Bravo pour vos écrits, hâte de découvrir la suite. Merci.
Merci beaucoup à vous Clarence. Cela me redonne de l’énergie pour continuer… en attendant d’avoir assez de temps pour me plonger dans les pdf de tout le monde, dont le vôtre bien sûr!