14h.53 quand la ville ne brasse plus ses tableaux familiers, ses collectes de figurants, les enjoués comme les desséchés, les solitaires et les grégaires, quand elle s’est déshabituée de ses vagues de couleurs mobiles, quand elle est comme lavée de ses nappes d’odeurs, quand elle a expurgé les gestes stéréotypés – quand elle ne sait plus jouer à l’effeuilleuse blasée d’images mille fois usées : le couple figé devant la devanture, légèrement penché, doigt pointé vers l’intérieur du magasin – la dame âgée, silhouette tordue d’arrière-plan, alourdie de sombre taillé dans l’épais tissu, roulis incertain arrimé à la bouée du sac à main – le garçon de café, chemise noire tablier blanc, plateau à hauteur d’épaule, passeur d’éponge sur le brillant martelé, à l’écoute d’une commande inaudible… Au jour du sortilège la ville c’est l’air immobile et tout son rien étalé sur la place déserte. Venu de loin tu entends monter dans le vide une manière de grommellement d’orage, (autrefois quand ça déchirait, pétait répercutait loin dans les collines on t’avait appris à compter les secondes, on intimait de s’écarter de la fenêtre, on chuchotait tête baissée pour faire les inaperçus : ça tourne derrière l’autre versant, oui, ça s’en va, c’est parti au-dessus de la Bastide, alors seulement on se risquait lentement derrière la vitre pour apprécier la fuite du troupeau de nuages…) – le grondement sourd on dirait des basses en approche
te cognent le cœur tambour battant, serrent de plus en plus fort, mais expliquer le comment et les pourquoi ?
La femme jeune, en veste jean, arrive de l’autre côté de la rivière. Elle va traverser la passerelle et sa fournaise de fleurs dans les bacs. De chaque côté. Cernée. De toutes parts les éclaboussures de jaune de rouge vif de violet profond avec dedans des taches et des traits noirs. C’est innommable si tu ne sais pas les mots.
de plus en plus t’oppressent te tapent direct les tympans, te déferlent un grouillement d’ondes rampantes sur la peau – des empreintes de vibrations – te brouillent tout comme à l’essorage dans le grand tourbillon des rouleaux d’océan
La femme jeune, en veste et jupe jean, vient de passer à côté du monument aux morts en résistance de la guerre. C’est sur la micro-place le monument. On dirait qu’ils l’ont planqué juste après la passerelle qui enjambe : dans le recoin à gauche derrière le feuillage – sur la double page grise d’un livre de pierre, la liste dorée des noms – au bout de chaque ligne le poinçon de l’âge. Elle est passée de l’autre côté du fouillis vert sans rien voir. Pas son souci.
les vitres pourront éclater, le ciel se fracasser dessous en mille milliers de tessons coupants, se déchausser les pavés, se dégonder les façades s’effondrer les murs
Plus loin la statue. Précisément le buste. Vert de gris pour le chapeau pour l’écharpe pour le visage avenant. Mais sérieux. La quarantaine jeune du héros martyr.`
tu tournes la tête tu cherches à deviner d’où ça vient ce roulement, et quoi, en vain, c’est presque rentré dedans l’explosion. Dedans autour partout du crescendo
Marcher sur la passerelle ici c’est du dur. Pas comme là-bas les autres plus longues, plus étroites, qui balançaient un peu, glissaient du souple sous les pieds. (Entre voler et flotter.) L’eau dessous c’est noir et marron brillant de reflets. Parfois des bancs de poissons argentés, assez gros, un panneau détaille : peut-être des mulets ? Mais on discerne mal les vraies espèces des photos. C’est invisible quand on ne sait pas les noms.
ça pourra te briser t’ensevelir sous tes décombres alors tu guettes tu tournes te retournes en tous sens, ça t’éclate d’un coup encore plus fort quand ça surgit net et droit et dense à l’angle de la rue, droit devant comme buter front contre mur ou prendre le poing dans la figure
Drôle de nom pour un poisson. Ça ondule se faufile avance en tortillant lentement sa nonchalance curieuse, la caudale en voile de jonque, une petite bande, se suivent, virent tous en même temps. Comme un.
ça te fonce t’écrase te déborde te dépasse droit dessus comme la paire d’yeux sur une bouche de cris ou bien pour comparer le tank d’une armée raclant ses chenilles sur la place des étudiants enfumés dans la télé
La femme jeune, visage de lune, en veste et jupe jean n’a rien vu. Il aurait fallu s’arrêter, s’accouder à la rambarde polie et rouillée, fouiller entre les reflets, défroisser les plissures d’en plein milieu où filent certains jours des kayaks colorés, écarquiller les endroits où l’herbe pousse entre les pierres du quai, accumule les feuilles de l’autre saison, coince une bouteille plastique à bourrelets défoncés, un bout de bois blanchi ; lui aurait fallu déplier la rivière comme des fois avec les doigts elle lisse le papier avant de charger le tabac, ensuite rouler, mouiller, rouler – après respirer profond les poissons, les souffler plus loin sur la place au pied du buste, les regarder tous ensemble monter, virevolter autour du chapeau. Lui aurait fallu. En venant de l’autre côté de la rivière qui enjambe les vivants avec les morts. Comme un.
au lieu, la femme jeune et blonde au visage de lune, en veste et jupe jean balance avec cadence et fracas les trous aveugles de sa peau, des paupières d’hypnose baissées derrière la mue bleue des collants. Et ça te cloue hors de toi qui n’a pas les mots
La jeune femme automate blonde au visage de lune, en veste et jupe jean s’enfonce solitaire dans la ville de marche forcée désertée. Le ghetto-blaster hurle sous son bras. Elle avance au rythme boum boum du pas après pas, c’est un combat invisible qu’elle mène dans ses endroits de pensées connues d’elle seule. Elle avance à pas de quartier. Elle s’éloigne aussi vite modèle réduit. Elle s’évanouit au bout de la rue terminable. Avec elle la ville désolée au moins tremblait maintenant la ville aspirée à nouveau s’évide.
Moins une.
Moins Une ! Moins le débordement de la violence, du précipice, des bouillons qui gonflent et ravagent… C’est virulent et tonique, cette appréhension de l’orage, la fille, le monument aux morts, cette éclaboussure des sons, avec en miroir la déambulation étonnamment hors-sol de la fille qui fume en compagnie des poissons… une description presque biblique !
ah merci du passage ! j’ai bien du retour pour tout suivre et poursuivre mes lectures mais dès que j’ai un peu assuré la 9… Le côté biblique me donnerait bien quelques idées ! Merci !