#P7 Habiter un paysage

Codicille: comment reconnaître un paysage qui compte lorsque l’on vit avec la sensation de n’avoir encore jamais habité quelque part ? Alors on choisit à défaut un paysage que l’on connaît, sans qu’il ne porte la moindre gravité, sans qu’il ne porte la moindre trace d’intime mais que l’on peut parcourir aux heures du jour et de la nuit aisément, où rien n’est étranger. Exercice difficile et cette photo n'a évidemment aucun rapport avec le paysage en question.

Une croisée des chemins comme une autre. Au petit matin, là où le printemps passe le témoin à l’été il y a toujours ici de la brume déposée, bassin où nage le silence. Brume voluptueuse ou mystérieuse selon l’humeur du regard mais qui s’étire d’Est en Ouest. Le bassin est longé par la route et entre eux deux, l’accotement foisonne de mauve, de rouille, de jaune. Fleurs inconnues mais vivantes, débordantes de part et d’autres d’une clôture électrique qui ne retient plus aucun galop. À l’arrière, l’horizon se sculpte autour du clocher de l’église et d’une bâtisse dont on devine les colombages même à cette distance. Sur la droite, sous le ciel poudré de rose, la mare et ses roseaux attendent que quelqu’un vienne s’assoir sur leur petit banc de bois, sous l’arbre.

La croix du clocher brille dans un rayon et sonne le zénith. La lumière et la voix de cette étoile du Berger organise et guide. Tout semble partir de là. Le champ trapèze dont les petits côtés naissent à la source du clocher. Les lignes se détachent comme parallèles au rayon de lumière. Clôture, route sur le même plan, poursuivant le même dessein. Les herbes hautes toutes ployées dans la même direction, soumises, implorantes appellent aux vents contraires à une lumière moins haute et ainsi brouiller la domination zénithale de la croix écrasante tutelle au paysage qui attend figé une suite. Seul un pigeon replet sur la route, aux aguets vole de quelques coups d’ailes puis se pose, rassure. Le paysage n’est pas mort. Il suffit de savoir voler.

Lorsque les nuages sont vagues désordonnées de gris, que la terre est détrempée en fin d’après-midi, le paysage observe comme une rotation et c’est le ciel qui domine. Le gris foncé vire au noir chargé des eaux qui viendront le soir et de l’Est. Des bandes vaporeuses en gris clair viennent caresser les verts du pré. Vert mouillé épais gourmand à faire festin pour celles dont la présence se signale au paysage par de longs meuglements. Vert d’eau claire, des lentilles à la surface de la mare font croire à une main impressionniste qui aurait composé le décor. Du gris irisé de soleil vient comme aquarelle jouer sur la profondeur des cieux. L’architecture du ciel concurrence l’ordonnancement des choses terrestres. Le gris règne en maître, pèse et aplatit ce petit monde.

La nuit, la croisée des chemins se respire et s’écoute. Le vent traverse le paysage invisible du clocher vers le regard, yeux fermés ou ouverts peu importe ou peut-être fermés, il devient plus présent encore. La mare coasse s’il n’est pas encore trop tard. Les phares d’une voiture brisent le semblant d’état méditatif qui se dégage du sombre. S’opposant à la nuit ils révèlent les herbes hautes, un poteau électrique, les herbes hautes, un poteau électrique, les pneus dans une flaque puis ne dessinent plus que les restes d’une route qu’on ne peut qu’imaginer exister un plus loin que le paysage, lui ne fait qu’en cacher d’autres. Ça sent le froid humide et un oiseau passe, c’est un bruissement qui le dit. Le silence noir est beau sous la lune qu’un nuage libère de son étreinte. La mare luit désormais. Un balai de chauve-souris, erratique à l’œil étranger à l’espèce, dessine une constellation, de nouveaux volumes prennent vie dans l’espace, un paysage en ultrasons se dépose sur celui de la lune. Le clocher de l’église appartient aux deux sans doute.

Un paysage qui compte: En fait, le paysage que j'avais depuis longtemps envie de décrire, c'est celui-ci. N'ayant nulle part où le déposer, le voici. Une 5ème variation donc, hors sujet, comme il se doit.

une plaine blanche

et deux lignes comme parallèles, comme s’ignorant

poser l’oreille dessus sentir

la chaleur et l’horizon

se brouille dans une vibration

régulière

c’est là que passe la vie et le monde ?

à toute allure disparaît dans le lointain

là où les lignes finissent par se rejoindre ?

une plaine blanche

solitaire inhabitée

et deux lignes comme sillons

dans une croûte de sel

c’est là que germe ou qu’enterre

une plaine blanche

douce comme une peau la plaine

et deux lignes comme guide pour dessiner

de premiers

ou derniers mots

Il était une fois

A tout jamais

point.

une plaine blanche

et deux lignes comme coulées de lave

où est le volcan ?

caché dessous dedans

une plaine blanche

et deux lignes comme boursouflures

comme cicatrices

à ton poignet.

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

7 commentaires à propos de “#P7 Habiter un paysage”

    • Merci Françoise. Je crois que plaine blanche va rejoindre *faire un livre*… 🙂

  1. C’est beau !
    Le volcan « caché dessous dedans » est comme un bonbon sous la langue. Merci !