Codicille : Pendant quelques mois j’ai tenté l’expérience de lire un texte préliminaire à la rédaction de mon journal. Un texte de Philippe Jaccottet, extrait de Paysages avec Figures absentes. Un texte sur la beauté qui m’avait si fort impressionné (et m’impressionne aujourd’hui davantage) que j’ai voulu vivre en sa compagnie quotidienne, qu’il soit pour moi un tableau qui ne quitterait pas mes yeux. Tableau toujours fuyant bien qu’exposé à ma vue et à mon attention pendant un temps remarquable. Tableau à jamais emprunté. J’ai entrepris de le (re)lire, préférablement à voix haute et d’inscrire sur le page du jour ce qui me sautait aux yeux cette fois-là. Pourquoi ne l’ai-je pas plutôt appris par cœur ? Je l’ignore. J’espérais que le par cœur viendrait tout seul de la structure dévoilée de cette puissante vision. Dans ce texte Philippe Jaccottet annote lui-même Étienne de Senancour : j’ai voulu m’inscrire au sens premier du terme dans cette filiation. Il y a des cousins à la mode de Bretagne, pourquoi n’y aurait-il pas de lointaines parentes d’exégèse ? Ça a été un travail des profondeurs, riche de surprises sombres et lumineuses, d’épiphanies et de mystères redoublés. Il n’est pas sûr qu’il soit achevé, d’ailleurs, même si le volume du carnet que j’avais initialement prévu de lui consacrer vit ses derniers jours. Parfois, il est arrivé que l’urgence du journal ne s’accommode pas de cette lecture. Pendant de longs jours, je n’y écrivais plus rien : incapable de poursuivre cette expérience, je renonçais purement et simplement à tenir le journal. Quand la frustration a atteint son comble, je me suis résignée à noter que je n’avais pas lu, ce jour-là, le texte. Sans Jaccottet. Voilà comment débutent un certain nombre de pages du journal. Sans Jaccottet. Et bien entendu, c’est faux. Si la lecture est omise, toutes celles qui l’ont précédée, ainsi que la douce amertume de mon renoncement ponctuel, m’accompagnent et s’entretiennent, tableau vivant sous mes yeux. (in Journal d’un Mot 08/06 [Sans] )
22/04/21
Où j’imagine que le journal ne soit plus — pendant longtemps, des semaines, des mois, un cahier — que le commentaire de ce texte de Jaccottet.
Olivier Werner — Approfondissement — Redécouverte
J’ai lu à voix haute d’abord et puis le souvenir de cette rencontre voilà plus de vingt ans au Jeune Théâtre National avec Olivier Werner — j’aurais aimé qu’il s’intéresse à moi. Moi, je m’intéressais à lui. Il avait l’air si mature et si engagé. Je m’imaginais à tout bout de champ que j’étais amoureuse. Cela m’évitait de réfléchir profondément à mon désir. Comme un écureuil qui enterre ses trésors ici et là et oublie. À se demander si ce sont bien des trésors où si seul son geste l’est. Je ne pensais pas à mon geste à cette époque. Je voulais croire aux noisettes — . Il nous avait demandé de lire un texte comme pour nous-mêmes. La voix très peu timbrée, la moins timbrée possible et de nous observer dans cette première lecture, dans ce déchiffrage. Quand nous devions ralentir, voire relire pour ne pas perdre le sens. Quand « quelque chose » nous traversait d’une perplexité, d’un souvenir, d’un sourire, d’une déconcentration. J’avais été éblouie par cette approche qui dessinait l’interprétation à venir. La justesse. Ne sacrifiant rien de l’interprétation à la progression (cf. Vincent Jouve/Sur la lecture). Cette progression virtuose des acteurs, aussi vaine que la lenteur prétendument profonde. Alors je l’ai lu, le Jaccottet des fleurs. J’ai redécouvert qu’il nommait l’alignement planétaire Lune-Raisin-Globe oculaire alors que je croyais l’avoir déduit. J’ai dénoué cette peur d’être lente qui me fait trop souvent survoler ce que je lis et m’enveloppe de la terreur de ne plus savoir lire. À ce titre, un mot du Golovanov. Difficile d’abord, poussif, ou bien moi peut-être, poussive. Je me félicite d’avoir insisté : merveilles à chaque page, de la spirale chauffante aux corps en spirale qui conduisent une réflexion sur l’amour que j’ai longtemps attendue. Et en lisant son journal à la première personne, je pense au voyage d’Osmin, à l’incapacité d’Osmin à écrire son voyage. Qui est le narrateur ? Sûrement pas mou. Je pense à la petite-fille de la Soigneuse : « J’ai tant de questions pour vous ! ». Ça se tiendrait assez avec cette « confusion, cohérence, complétude » que Jaccottet porte aux nues.
23/04/21
Sourire—Écho—Oubli—Pétrarque
Je souris par éclair en m’entendant lire des échos dans le texte de Jaccottet. Je ne cherche pas à me souvenir en lisant pur consigner ensuite ici de quel passage il s’agit, quel lien s’est un instant noué dans mon esprit qui fait sourire ma bouche. C’est plutôt ce sourire, d’intelligence profonde, de joie véritable née d’un frôlement qui m’intéresse. Je ne suis pas sûre que je pourrais déjà le reproduire. Mais je suis certaine qu’il va se reproduire dans les prochaines relectures, se déplaçant.
Ce matin, peu après le réveil, pensant au journal, pensant au texte, une idée m’a traversée que j’ai perdue — je croyais écrire plus tôt dans la journée —, l’évoquant tout de même, j’ai l’impression d’être un enfant offrant une cérémonie funéraire à un oisillon. Il y a des idées fantômes. Il faudrait les faire apparaître dans ce spectacle que j’écrirai peut-être sur les fantômes.
La fin du texte, le doute exprimé me laisse à la croisée des chemins de la fin de L’Ascension au Mont Ventoux, avec ses trois définitions, toutes également insatisfaisantes de ce vers quoi il tend.
24/04/21
Déconcentration—Lapsus—Heureuse confusion
Point dedans pour cette relecture. Le souhait quelque part qu’un par cœur advienne finalement — la fenêtre est ouverte et les mouches absurdement nombreuses qui volent dans mon bureau me ramènent au poème de Du Fu mis en musique par Pesson —. Finalement un lapsus : le monde maternel au lieu du monde matériel enclenche une analyse parallèle à la lecture qui la rend moins sensationnelle que celle d’hier, mais inspirante.
L’accord féminin pluriel que je ne savais pas à quoi attribuer (vie plus intime + émotion ?) s’attache simplement à « ces réactions », qui subsume le tout. Je pense à différents instants au jardin de ces derniers jours, mes bras si pâles sur le gazon vert déjà dans l’ombre. Le scarabée d’or que je croyais légendaire. Les conversations des oiseaux qui m’empêchent de lire. De quoi inventer un petit recueil. Mais il faut repenser la versification. Abandonner le commode 5-8-5 que j’ai épuisé, qui ne rime plus à rien. Faire confiance au rythme que j’entends quand j’écris de la prose. Quant à la confusion, Jaccottet parle du silence de la lumière, on ne sait pas si le raisin est noir ou simplement dans l’ombre. On ne sait pas tout. Il ne fait pas son mystérieux pour autant.
26/04/21
J’aurais du mal à dire ce que vient d’être la lecture aujourd’hui. Elle m’a occupée au point que je peine à la commenter. Mais ceci : l’importance du phrasé. Comment notre compréhension rayonne dans le phrasé. Dire, c’est savoir lire pour d’autres. Une expérience à faire avec les élèves peut-être : leur donner ce texte à déchiffrer et puis leur dire. Leur raconter.
28/04/21
Lecture d’un grand enthousiasme très allant ce matin. Comme pour les Villes invisibles où, avec la mémoire libérée, le rythme enfin apparaît. Envie de transmettre ce texte, de l’associer à de la musique. Comme toujours. Lire ce livre, mais peut-être mettre ensemble des textes techniques sur la poésie de différents auteurs et autrices. (Le nombre de projets consignés dans ces carnets, étonnamment il ne me désespère pas : tous ne seront pas réalisés et c’est tant mieux ! Ils amènent l’un l’autre le survivant, comme l’étrange succession des boutures qui amènent un e plante qu’on croyait morte, qui était morte, à vivre ailleurs dans une chambre, une cuisine, un autre jardin.
05/05/21
La dernière fois que j’ai lu le Jaccottet d’ouverture, c’était samedi pour Françoise et Agnès des Alentours de la Tourette. Un partage important et sans doute fallait-il cela. L’atmosphère de la précédente réunion était assez déprimante, méfiance, susceptibilité et malentendus flottant à vue. Cette fois) ci c’est tout le contraire. La Pace de travailler, d’évoquer nos chantiers l’un après l’autre.
11/05/21
Pas de lecture. Pas de lecture à voix haute. Alexandre dort tout près.
13/05/21
Quelles retrouvailles aujourd’hui avec le texte, le texte lu à voix haute dans le dérangement constant de la beauté des jardins sous la grande fenêtre de la chambre de Mathilde, la cadette, où je prends depuis peu mes quartiers d’après-midi. Interrompue par la lumière changeante, par l’étrange pianotage des feuilles supérieures du palmier du voisin d’en face, par la nudité misérable et prometteuse des trois arbres de la voisine d’à côté, élagués à ras de ce matin. Je me suis reprise à deux fois quand ma diction empruntait ses sentiers familiers me détournant d’une nouvelle découverte de ce texte merveilleux. J’ai fermé les sens avec précaution, avec une fermeté douce afin que moins ne m’échappe. (Je résiste encore, comme à chaque fois, à rouvrir le texte tandis que je commente ma lecture : il ne doit rester ici que ce qui reste, c’est la règle pour l’instant, la règle jusqu’à nouvel ordre et peut-être définitivement pour échapper toujours à l’exercice critique qui éloigne de la « forme originelle », au commentaire composé que les devoirs de Mathilde m’ont remis en mémoire dimanche dernier, cette dissection qui évoque les anatomistes du XIXe et jamais, hélas, ceux du Moyen-Âge qui devait voler les cadavres sur risque de la vie pour savoir.
Tandis que je lisais, que je lisais toujours davantage en dépit des flâneries de mon regard par la fenêtre, la conviction profonde de la nécessité de transmettre ce texte comme une méthode à mes élèves, de leur transmettre dans un par cœur très enraciné, se redisait, insistait, et chaque consonne frappait à ma porte d’un pas léger et pressant qui n’admet pas le retard.
Ce texte, je ne le conserverai pas au silence du journal. Il participe de cette révélation des fragments à l’œuvre depuis quelques semaines. Comme pour les archéologues de Silex qui conservent toutes les petites choses, seules à même d’en faire comprendre une autre, magistrale et qui échappe toujours. Les os, les débris, les gentianes, les outils, les crocs et les cornes et l’organisation spatiale de la tombe, sa localisation, l’histoire du cours d’eau qui la jouxte, les apparitions des oiseaux de passage, les phrases des nomades…
Une leçon s’étire à l’intérieur de moi, qu’il faut laisser faire et veiller sur.
14/05/21
Je suis éblouie de voir à quel point le par cœur ne vient pas dans ces relectures presque quotidiennes ? Je ne le vois pas venir, mais c’est vrai que j’ai envie d’être surprise. Hier, quand Jaccottet fait explicitement référence à Senancour pour la première fois après l’énoncé de son texte — il cite la phrase sur le voile — je me suis demandé si cette phrase existait, si elle était apparue précédemment. Je ne m’en souvenais pas. Je suis couchée dans le fond d’une barque, le courant de ce texte m’emporte, mais je ne vois que le ciel qui toujours change.
Aujourd’hui à nouveau j’abandonne en lisant des voix anciennes — des tics ? Peut-être. Des masques, sûrement — . Aujourd’hui à nouveau l’envie me saisit de le partager, de l’enregistrer pour les amies éloignées, comme un présent d’anniversaire à la mode slave, cette fête que je n’ai même pas cherché à donner cette année. Mais il est trop tôt. Top tôt encore. Le texte m’ensemence. J’ai lu cela quelque part : dans une relation régulière ou longue, même sans procréation, le sperme change l’ADN de la femme qui le reçoit. L’écriture, la lecture — en lisant en écrivant — font de même combinées ensemble. L’écriture participe à ce changement même dont elle prend aussi la mesure, dont elle tient compte.
16/05/21
Ce qui me frappe aujourd’hui c’est l’impossible retour à la muette. Je peux le murmurer, le chuchoter au point d’être pour quiconque presque inaudible, mais je ne peux plus le dissocier de la voix, de la vibration sonore. Je comprends ce que j’ai à gagner en simplicité — combien je ménage ma lecture pour me faire bien comprendre, mais aussi pour provoquer, pour déclencher chez moi des décharges émotionnelles, ces petits manèges érotiques qui familièrement amène à la jouissance, petits manèges sans lien avec ce texte précisément et dont je ne veux plus ici, dont je n’ai pas besoin. Le mot coïncidence revient deux fois dans le texte. Le hiatus me plaît, il dit si bien ce frottement incongru, cette cohabitation inédite. Il est facile à écrire à la main, mais diablement exigeant au clavier. Depuis que j’ai commencé cette traversée, la coïncidence me travaille sous toutes ses formes (grammaticales). Accepter ce qui étrangement coïncide, l’accueillir et que cet accueil devienne la forme même de la trace que je laisse, voilà à quoi (par quoi) je suis occupée.
Une conversation s’est initiée avec Jean-Christophe Cavallin — Valet noir — après que j’ai lu un grand entretien dans Diakritik. Elle se tresse facilement et concourt elle aussi à cette vie sous le signe de la coïncidence. Les nombreux épisodes d’Hercule Poirot qui accompagnent nos journées proposent souvent des indices (feuilles déchirées, horaires de train, bouton de manchette…) qui « coïncident parfaitement », apportant aussi cette eau à mon moulin de pensées.
28/05/21
J’ai remis et remis le journal car la possibilité de lire le Jaccottet à haute voix se dérobait jour après jour. Comme enfin je me formulais que j’avais, avec cet exercice, ce jeu, cette discipline, mis la barre trop haut dans l’exigence quotidienne, me privant ainsi de la joie constitutive d’écrire pour moi, sans Jaccottet, sans l’idée de faire autre chose de ce que je peux vivre que de le consigner ici, le fil s’est dénoué. J’ai lu distraitement, à la hâte de retrouver le papier à écrire, les lignes à voix tue. Peut-on parler d’attention flottante quand je suis saisie d’une envie de dormir, de ne rien faire à chaque instant depuis plus d’une heure ? (Le Bouddha a besoin d’une tasse de thé : qu’il arrache ses paupières !) Cependant, deux verbes m’ont sauté aux yeux, ou plutôt non, c’est trop de vivacité, me sont apparu en majesté. « Reçois ». Recevoir. Oui, je viens là, à ce texte, à ce poème pour recevoir quelque chose et toujours je touche ce salaire ou cette grâce — même dans la grande lassitude de cet après-midi —. L’autre verbe revient deux fois, il est l’axe de la démonstration : « éprouve », « éprouvé » et c’est encore une chose que j’aime dans ce texte : il s’appuie sur un exemple, un exemple de chair, de pulpe, sans pour autant qu’on puisse parler d’anecdote.
30/05/21
De la lecture à haute voix, derrière la porte fermée, surgissent quelques certitudes — personnes, personnages apparus à mes côtés tandis que je lisais, la voix à peine timbrée, dans l’accueil de ses surprises, loin, très loin du jugement de sondière qui parfois m’occupe trop.
D’abord, le mystère. L’omniprésence du mystère dans le texte de Senancour, puis dans celui de Jaccottet. Non parce qu’ils feraient leur mystérieux, comme dit l’expression, mais parce que c’est leur sujet. Il n’est question que de ça. Et ça — le roi vient quand il veut, rappelle Michon, mais également s’en va — n’apparaît jamais sans fugacité, sans brièveté. C’est toujours après son départ, bien plus que dans son attente et son passage, qu’on sait avoir été en présence du Mystère.
Une autre chose : aux comparaisons de Senancour répondent celles de Jaccottet. Comme… comme. Pour le premier, elles encadrent la tentative de définition de ce qu’il finit par appeler « la vie plus intime ». Pour le second, c’est également à ce sujet qu’elles apparaissent, l’environnant. Cela raconte la rigueur stylistique de Jaccottet, la bonne tenue de sa boîte à outils, celle-là même qu’on lui a confiée dans l’enfance (les comparaisons sont introduites par des « comme » bien solides) et surtout l’usage, l’incorporation qu’il en a faite. Son texte est un répons. Il ne peut reprendre le sujet sans reprendre la structure, il ne peut visiter le fond sans passer par la porte de la forme.
Enfin, puisque j’ai reçu hier le livre dont est tiré l’extrait, je ne peux m’empêcher de penser, tout en lisant, aux nombreuses parties de cette élaboration qui ont été ici coupées. Je me demande comment elles éclaireront la lecture de certains passages qui me chiffonnent sur le plan sémantique. Et le plus drôle c’est qu’en lisant en m’interrogeant sur cette possibilité, déjà ces passages se clarifient…
##04/06/21
C’est la précision des adjectifs (adjectifs que Jaccottet ne boude pas, ne snobe pas, emploie) qui m’attrape ce jour. « humiliante, merveilleuse et rassurante » pour évoquer la découverte dans les mots d’un autre d’une expérience sienne. Pas très étonnant, puisque ma croisade contre le pauvre vocabulaire qualifiant les expériences professionnelles de mes pairs sur les réseaux sociaux et dans les médias a encore de beaux jours devant elle. Ce n’est pas tant la question de la platitude (même si elle devrait se poser pour ceux et celles qui côtoient quotidiennement le poème et sont traversé. es par lui) qui m’inquiète, que celle, tragique, de l’inadéquation et de l’éradication de la pensée par le tout-ce-vaut (tout ce veau, dirait de Gaulle).
13/06/21
La lecture du Jaccottet freine mes retrouvailles avec le journal. J’y viens en hâte pour m’éclaircir d’une phrase équivoque — et qui d’ailleurs le restera, mais encore s’y démultipliera —, consigner des instants fondateurs ou d’heureuses coïncidences et rencontres des jours précédents, noter une anecdote dont je souhaite faire une histoire afin de l’avoir toujours sur moi, évoquer ma perplexité (lui donner libre cours) devant le refus de la simplicité si souvent offerte à nous et les répétitions — plus que tragiques ou lassantes : mécaniques — de scénarios usés jusqu’à l’os, jusqu’à nos os. Mais il faut en passer par le Jaccottet. Comme toute règle, elle est contournable, mais m’y astreindre vaut mieux pour l’instant que de m’y soustraire. Je lis « pour moi » : c’est le matin, Alexandre dort encore. Pas de son aujourd’hui et pourtant de nouvelles choses s’entendent. « L’expérience ». Le retour de ce mot dans le texte. Je pense aux planches de classifications végétales à la manière de Buffon, la pensée de Jaccottet m’apparaît soudain comme également issue de là. Faire une expérience sur soi-même. Cette Jeckyllerie aussi. Cet appel à la métamorphose toujours plus présent à mesure que j’avance dans le futur. Et sa notation, ici, dans une espèce de forme scientifique qu’est aussi, je pense, la poésie, la littérature.Apparition du mot « reconnaître ». Reconnaître un langage dans le texte. Prend également le sens d’avouer, non en qualité de coupable, mais en celle d’avoué (qu’est-ce au juste qu’un avoué ?) Reconnaître sa foi dans une langue c’est lui accorder une ambassade sur son sol.
Au début, je dois tenir ma lecture pour ne pas la bâcler, la savonner, pour ne pas courir vers ce moment du journal où je serai libre de faire ce que je suis venue y faire : parler du kaléidoscope d’Agnès, des traductions cosmiques des Palmström sonnet par Thierry, des propos éclairant d’Annie Dillard sur le vision et des 52 pages du Voyage d’Osmin et de leur agencement à l’heure où les eaux se retirent. Mais très vite le texte me reprend contre lui, grand adulte qui me sert contre son torse, calme mon essoufflement de petite coureuse. Plus rien ne compte que ce texte qui se laisse voir. Je me demande où j’ai bien pu mettre le livre dont il sort, que j’ai reçu il y a une semaine et aussitôt perdu, dirait-on. Les livres de travail égarés… l’énorme volume d’Aras sur l’Annonciation Italienne à partir de quoi je devais élaborer une communication d’importance, et que je n’ai retrouvé qu’après l’avoir achevée, dans un sac pendu contre la porte d’entrée…
Lisant, je pense au jardin où nous lisions du théâtre l’été de ma sortie du Conservatoire. Où l’amie Bénédicte m’avait accueillie, recueillie. Les voix sous les arbres. La fondation de ce moment cerisaie. Je m’égare un instant.
20/06/21
Sans Jaccottet. Même si le moment du balcon sur les Bernardines d’hier lui est tout lié.
21/06/21
Encore sans Jaccottet. Mais c’est la dernière fois : j’ai besoin de lui pour accompagner cette grande sensation, ces grandes vagues du vivant que je traverse alors même qu’elles viennent à ma rencontre, comme à Mimizan voilà tant d’années.
Le château des courants d’air, expression dépréciative en termes immobiliers, mais ainsi je me sens parfois, hier matin, tôt levée après une longue (re) lecture de ce conte (2) en réparties que j’oublie à chaque fois, où j’aime à me perdre, temps d’écriture, la maisonnée encore endormie, au Roi du café, dans la fraîcheur. Et je dirais : la fraîcheur est un des évènements qui m’est le plus cher, le plus délicieusement constitutif sans jamais rien perdre en émerveillement (et dans cette phrase, qui d’elle ou de moi parle et agit, phrase aux multiples sujets et point de vue, bric à brac de sens et de mémoire. — comment ce journal peut-il être le préambule au livre ? À l’atelier d’écriture recommencé hier et pour un long été qui court jusqu’à l’octobre ? Et pourquoi ma main d’écriture me fait-elle si mal ce matin que je peine à tenir mon stylo ?)
Je dirais : que le château des courants d’air c’est moi, au meilleur de la fluidité de mon sang et de ma pensée.
Que cette analogie est drôle si l’on tient compte des maisons glaciales où ma mère nous a fait vivre (elle comme moi. Elle, la plus frileuse de nous deux) pendant toute mon enfance.
25/06/21
Sans Jaccottet. (…)
26/06/21
Sans Jaccottet. Mais pas tout à fait : derrière un brouillard de préoccupations (parlons de gazage maternel) autre chose perdure (du père alors, solide ?) qui vaut mieux et plus longtemps.
28/06/21
Sans Jaccottet. (…) La mesure du gâchis : voilà encore une chose qui n’est pas la tristesse.
01/07/21
(…) Jaccottet, la perspective depuis son texte d’un spectacle sur le geste même de la création, de l’écriture, réapparaît ce matin dans un échange avec Thomas Lacôte. Temporalité vaste des enseignants à l’abri d’une école d’art. À ma nomination, je n’ai pas vu cela, le temps vaste, toute occupée du travail quotidien, de la possibilité d’être chaque jour en répétition, quand le théâtre offrait de chiches productions espacées, des mois sans plateau à chercher des sous, éloignée de facto de la dramaturgie au profit de l’administratif. (D’autres, plus courageux. euses, mieux organisé. es ont pourtant trouver le moyen de tout mener de front.) À présent, je vois l’autre chose. Une forme d’aïnou. Si ma santé demeure bonne, favorable, j’ai le temps de réfléchir, de concevoir, de nouer des alliances dans cette grande coquille blanche (qui ressemble étonnement au crâne de Gaston, le ragondin de Cavallin.)
03/07/21
Impossible d’aller aujourd’hui au bout du Jaccottet. C’est une promenade que j’avorte. Ce n’est pas la première fois que je suis tentée de rebrousser chemin. D’ordinaire ce sont les images issues du texte qui m’assaillent et que j’ai peur de perdre en poursuivant la lecture qui induisent cette tentation (tout orphique). Cette fois, c’est différent. Le terme « énoncé rigoureux » a été fatal : trop de pensées m’occupent et d’expériences que je dois consigner ici, de nommer pour pouvoir continuer cette balade et le travail qui s’y associe. (…)
12/07/21
(…) En reprenant le journal, je contemple mon tourment devant le projet avorté du Jaccottet. Ce tourment qui me distrait, me perturbe, m’amuse aussi. Bientôt je pourrai le lâcher : guide de mes propres arborescences, j’accepterai le jardin. Son apparente inconstance. Son agenda secret. Ses atermoiements et ses fins de non-recevoir — le bulbe pourri en terre nourrit si bien les vers : les rosiers remontent, radieux.
Le bulbe pourri
En terre nourrit bien les vers
Les rosiers remontent.
Ce que j’abandonne
Dans des tiroirs d’obscur oubli
Se dissout, fleurit
Ailleurs à une date tue
Sans faire aucun bruit
Perceptible à l’oreille humaine
Mais les vers, eux, savent.
Je tourne cette sensation, cette circulation décrite maladroitement au-dessus. LA poésie est plus à même de l’attraper que l’essai. Mais la dire, c’est toujours s’exposer à perdre le fil délicat de cette… certitude ? Le fil, si important pour moi, piètre brodeuse. De très nombreuses réponses m’attendent tranquillement dans la trousse de couture brodée que Bénédicte m’a rapportée d’Istanbul. Mais le temps. L’usage que je fais du temps. Le besoin de récréation… Pourtant c’est toujours sous la forme d’un fil que m’apparaissent et s’ordonnent mes perceptions du monde. Est-ce là la structure dont parle Alexandre ? Ma structure ? Est-ce que — sans jeu de mots — je ne tiens qu’à un fil ?
16/07/21
Dans le ciel de cette journée au cœur lourd, la surprise de tomber nez à bec avec… un épervier (un aigle ?) depuis le balcon sur la montagne. J’observe longtemps son vol de courants, lent jeu d’apesanteur dans toute l’étendue et la profondeur du petit val qui s’offre à la vue depuis mon perchoir. Un des massifs a disparu derrière un rideau de nuages, l’illusion d’une percée sur l’infini. Un instant la belle envergure de l’oiseau s’immobilise en son milieu. Il devient une lettre noire sur la page. Puis il vire à droite vers le vert. Un autre le rejoint, ou une autre… Leur poids dans l’air, leur grâce dans l’air m’enlèvent dans une spirale ascendante. Pas le moindre battement d’ailes. Deux autres encore les rejoignent, plus petits. Je les regarde contourner le sommet. La joie d’être des montagnes emporte la journée.
Étendre le linge
Avec les Indiens d’Amérique
Un aigle est passé
17/07/21
De ses geishas colorisées
La tasse laiteuse
Se pare au jour par transparence
J’aimerais avoir passé ses journées à lire, à décrire la théière merveilleuse de l’Enfant et les Sortilèges, dont je me suis privée des années, sûre qu’elle était un cadeau délaissé fait par ma mère à la sienne. La version de Marcel de Flumet (elle appartenait à sa grand-mère) me la redonne. Et l’usage est délectable de cette heure de thé et de cartes qui ressemble à s’y méprendre à une dinette d’enfants. Pourtant tout est à notre taille. Mais la fine transparence des tasses aux apparitions coloriées de geishas en fait autant de lanternes magiques qui éclairent et racontent la chambre du petit Marcel de Combray.
21/07/21
Je traîne à finir ce carnet. Avec Jaccottet, sans Jaccottet, même combat désormais, c’est-à-dire : avec, définitivement avec même sans le lire quotidiennement J’ai été relire certaines journées pour le Journal d’un mot — les écrits, leurs vases communiquent, féminines et masculins comme en ce moment au Tiers-livre se rejoignent des textes distants de plusieurs mois, d’années — : la question se pose plus précisément d’en faire la saisie. Finalement, bien des aspects de ce journal privé pourraient être sans dommage rendus publiques. (C’était sous-entendu très tôt dans l’expérience Jaccottet.) (…)
Quasiment pas de journal pendant ce séjour à Flumet et pourtant… ! Presque pas ensuite et là encore, il y aurait à consigner. (…)
Je suis épuisée et en pleine forme. Le corps sans fatigue… mettons : les muscles sans fatigue. (…) Mais je ne veux pas arrêter d’écrire. Ni de lire. J’ai li’mpression de boire quand je lis, de boire de l’eau à l’école primaire de Montailleur, de retour d’une après-midi de classe verte et de ballon prisonnier, le feu aux tempes, la bouche tétant les robinets en cercle comme les petits d’une laie. Les textes se recoupent et se mélangent (Cavallin et Claude Simon. Claude Simon et Jaccottet). N’importe. Il est temps de se couler profondément dans l’été comme on fait ici.
Pendant le séjour aux montagnes, sur le chemin du retour encore, la tentation de la poésie. Manque de labeur à cet endroit où réside mon illégitimité (dans un petit chalet sur un à pic). Je veux dire que seul un partage autre de mon temps, de ma concentration sur la poésie peut forger une légitimité (lui donner le cran de descendre de sa montagne, à cheval). Je le sais. J’ai cessé, récemment de penser qu’il était toujours déjà trop tard. J’oscille donc (vent, glissement de terrain…).
23/07/21
Comme la fin s’annonce de ce carnet, j’ai voulu revenir à Jaccottet, à son texte, à sa lettre et non seulement m’en tenir à l’esprit qui infuse encore chaque moment de la vie. Je l’ai souhaitée et obtenue sous une autre forme que celle que j’attendais, cette imprégnation. J’en désirais la sensation, l’odeur comme la lavande aux habits d’hiver ayant longuement séjourné dans les placards préparés à cet effet : faire ressurgir une forme de l’été aux jours froids et gris, un bleu violine qui apaise et console. Ce qui m’est échu est tout autre : un vêtement sans odeur, un vêtement neuf semblable à la paupière d’un autre qui désormais couvre, ouvre et protège l’œil irrémédiablement mien.
Dans la lecture d’aujourd’hui, l’articulation du texte semble d’une pureté adamantine qui rime avec enfantine. Pourtant le maniement des parenthèses (des longues parenthèses) qui enrichissent le sens sans jamais en faire perdre le fil m’éblouit et m’échappe. Peut-être est-ce ma longue pratique de ce texte qui produit cette limpidité et non son seul talent ? Dans les vers du texte, je vois pour la première fois la double appartenance du « laissant apparaître ». La position que l’expression occupe peut nous permettre de penser que le narrateur aussi bien que la nuit « laisse apparaître » la lune. Le narrateur, la nuit et moi qui les lisant les lie.
Emmanuelle, c’est impressionnant ! Quelle énergie créatrice. Tout se qui est né de ta lecture, ces réflexions que tu poses par écrit comme s’y confronter doublement et la description de ta pratique. Waouw.
Merci Anne ! C’est un travail que j’hésitais à partager. À vrai dire, je ne suis encore pas trop sûre de sa destination. Ton intérêt me donne à penser quant à la transformation du privé, d’une forme intime du travail, en texte. Pardon pour le côté confus de ce commentaire. Il donne la mesure de l’expérimental à l’œuvre dans cette affaire.
avec / sans… se tenir sur ces seuils dedans/dehors aussi, merci pour ce partage
avec / sans… se tenir sur ces seuils dehors / dedans aussi,
j’ai commencé par le codicille et étrangement pensais que le texte s’y résumait, puis j’ai vu le carnet. sans modifier l’association de départ ; avec / sans – dehors / dedans et cette idée de seuil, de frontière…
merci pour ce partage
Rétroliens : Écrire l’été IV – Tiers Livre, explorations écriture
Cette forme, du carnet, répétitif, annotée, j’y reviens de plus en plus. Tu as raison, oui, elle enjambe sans cesse le seuil, le seuil obsédant depuis quelques mois de tous mes écrits. J’envisage de lancer quelque chose de proche avec Deux Scènes de Bonnefoy…
Soufflée par la poétique de l’ensemble, le (s) propos, le souffle de Jacottet en toi, … le tien.
Ce genre d’aventures très intimes, je ne sais jamais si elles pourront parler à d’autres. Preuve que si. Merci Louise.
Rétroliens : la fabrique | Écrire l’automne IX – Tiers Livre, l’atelier permanent