Dimanche – J’ai horreur de conduire, j’essaie donc de ne pas trop accélérer, de me maintenir le plus possible sur ma droite, de dépasser juste quand il le faut et de fixer mon attention sur ce qui se passe autour de moi, les plaques d’immatriculation par exemple, les nouvelles, sans date, les anciennes, les étrangères, les nationales. Beaucoup de retours de vacances, alors que la plupart n’est pas encore partie, ou ne partira pas. Les voitures roulent par magots, un magot loin devant moi, un autre derrière, prêt à me dépasser. Il y en a qui ont du mal à contenir leur impatience et roulent à gauche le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’ils aient avalé un nombre raisonnable de véhicules. J’arrive près des rizières, de grandes étendues vertes dont la couleur intense rivalise avec la campagne anglaise, alors que tout autour c’est jaune brûlé par le soleil, ou alors ocre, la terre où poussent des chênes liège et des pins. Beaucoup de ponts, mais pas d’eau en-dessous, même plus l’hiver. Et cependant, aujourd’hui il bruine, le ciel est gris, et bien que les vitres soient fermées, une odeur de terre mouillée arrive jusqu’à moi. J’aime ces journées où on confond les saisons. Je dépasse un bus bleu, cela doit être celui de huit heures, que j’ai pris régulièrement dans une vie qui m’a appartenu un jour. Je regarde le nombre de kilomètres qui manquent, puis les énormes poteaux électriques où on a aménagé des nids pour les cigognes, sur différentes hauteurs de façon que chacune puisse avoir son étage privé en toute sécurité. J’arrive à l’endroit ou l’autoroute s’élargit en différentes bifurcations, vers Évora, puis l’Espagne ; un peu plus loin, j’aurai la possibilité de choisir entre deux ponts, mais je finis par prendre la direction du plus ancien, même si l’autre s’étend nonchalamment sur les franges du Tage, les zones marécageuses protégées où vivent les flamands roses. La prochaine fois, me dis-je, mais je ne le fais jamais. Les trente derniers kilomètres, sans indications de bouchons ou d’accidents, sont rapides, la traversée du fleuve, les bateaux (les grands paquebots vont revenir, les dauphins vont déserter), le dock de l’espagnol, l’ancien quartier de la drogue aujourd’hui déguisé pour que cela choque moins, l’aqueduc, puis, la rue où m’accueille la coupole des grands arbres. Je suis chez moi.
Samedi – Je passe devant la maison que j’aime regarder, pourquoi ? Je ne le sais pas, elle m’intrigue, me subtilise des choses que je suis obligée d’imaginer. Quand on imagine, on écrit déjà, et on écrit pour combler ce qui manque. Ce qui manque ici, c’est l’autre côté, le côté où la vie se passe, car la façade garde portes et fenêtres closes. Cependant, hier, il y avait quelque chose de différent, une balançoire bleue avec des petits sièges rouges. Mais pas d’enfants, personne, seuls les chiens habituels couchés sur la pelouse. Deux voitures garées contre le portail. A croire que tout le monde se cache quand je passe, pourtant je passe très lentement, vu que c’est un virage et qu’il faut faire attention. Comme s’ils disaient, voilà contente-toi de cela, mais nous on a autre chose à faire, un repas à préparer, la table qui faut rallonger parce qu’on a du monde, on doit aussi écouter le vent qui serpente dans vallée, regarder le ciel pour savoir s’il va faire beau demain, on a besoin de rire. Tant pis, je continuerai de passer et de regarder. Ecrire c’est aussi voir la même image des centaines de fois nous traverser les yeux.
Vendredi– Conversation entendue à la table à côté : « S’il dit qu’il a 70000 euros cachés chez lui, c’est qu’il doit en avoir beaucoup plus ». Je commence à imaginer (bien que je ne connaisse pas la maison du cacheur d’argent) où pourrait-il bien enfouir les liasses de billets ? Comment s’y prend-il pour choisir la meilleure cachette ? Et comment croire ou ne pas croire quelqu’un, comment sait-on que c’est une demi vérité ? Je pense alors à une autre histoire racontée il y a longtemps. Un homme, ayant enterré tout son argent dans son jardin, a eu un jour besoin d’une grosse somme pour payer les ouvriers qu’il avait embauchés pour des travaux. Mais il n’a plus retrouvé la cachette ni l’argent, et l’histoire s’arrête là.
Jeudi – Je suis accoudée à ma voiture sur une zone un peu à l’écart du parking du supermarché, j’observe les maisons blanches haut perchées sur le sommet d’une colline, et puis les potagers qui dégringolent sur un des flancs, à peine soutenus par quelques piquets de bois. Je descends mon regard vers le ravin, suis la courbe ascendante de la végétation jusqu’au rebord de pierre qui la sépare et protège de la zone commerciale. Trois chats vagabonds y sont étendus à quelques mètres d’une écuelle remplie d’eau, qui est en fait une bonbonne en plastique à laquelle on a coupé la partie supérieure. Le moineau arrive en sautillant, grimpe sur l’écuelle et commence à boire ; aussitôt un grognement se fait entendre de la part de l’un des chats qui se met à frémir en direction de l’oiseau qui lui tourne le dos. Mais il a dû entendre le son familier car, tranquillement, il fait le tour de l’écuelle pour se placer bien en face de l’éventuel prédateur tout en continuant de tremper son bec. Je suis sûre qu’il a bien évalué la distance entre lui et le chat et qu’il continue de boire, car il sait que même si l’autre bondit pour l’attraper, il aura tout le temps de s’envoler vers une branche haute. Le chat doit lui aussi avoir compris car il cesse de grogner, se contentant de regarder son impossible proie. C’est à ce moment-là que je sens contre ma cheville une chose froide et humide qui me fait sursauter ; c’est le museau d’un chien minuscule flairant ma jambe avec au bout de sa laisse un homme qui observe la bête dans ses explorations. Il se met à parler par chien interposé, pendant que je me tiens immobile et muette, en attendant qu’il finisse son discours et s’en aille, emmenant ailleurs son ours en peluche, ce qu’il fait effectivement au bout de quelques minutes. Quand je regarde à nouveau du côté de l’écuelle, l’oiseau est parti et c’est le chat qui boit.
Mercredi – Je prends le chemin de l’école pour la quatrième ou cinquième fois cette année. Même si c’est pour régler quelques petites choses avant de partir en vacances, j’ai la gorge serrée, le même malaise s’empare de moi aussitôt que j’aperçois au loin l’édifice aux toits rouges, aux façades beiges, ornées de motifs floraux. Terrifiant d’élégance, il aurait bien pu être un établissement thermal ou un sanatorium, fait pour guérir les maux dont on finira para mourir. Les murs du hall se resserrent sur moi et chuchotent en riant « On ne te quittera pas. »
Mardi – Je pense à Noami Osaka et aussi aux athlètes qui craquent au moment où on attend d’eux qu’ils accomplissent leurs prouesses pour que tous ceux qui les regardent poussent des exclamations de surprise et d’admiration. Finalement, ils ont lancé leur cri de désespoir et ont dit non. On se demande comment ils ont pu tenir si longtemps. Si on coupe les fils blancs avec lesquels on veut coudre nécessité et logique, c’est l’absurde qui gagne. Si on demande pourquoi la réponse est ignoble.
Lundi – Dernière réunion de travail par zoom. Pas du tout soulagée, loin de là. Je sais que les jours filent et que bientôt il va falloir reprendre le chemin détesté. Pourtant je fais toujours comme si rien n’était, sans feinte, regardant simplement quelqu’un d’autre agir et parler à ma place. Sur un banc, dans une chambre chaque fois plus grande et sombre, un rire hagard remplit l’espace et résonne dans mon corps.
« un rire hagard remplit l’espace et résonne dans mon corps. » j’adore cette phrase
Merci, Véronique !
Votre écriture est si fluide qu’elle m’a entrainé jusqu’au bout de votre texte parsemé de rochers où s’accrocher, d’histoires à se re-raconter. « Ecrire c’est aussi voir la même image des centaines de fois nous traverser les yeux. »
Merci infiniment pour votre commentaire, Bernard ! Il me donne de l’élan pour continuer !