Il ne peut pas traverser le Rhin. Une souris vient de le déposer près du pont de l’Europe. Il avance. Un panneau porte un nom de ville, entouré de bleu et barré d’un trait rouge. Il avance une nouvelle fois, et puis une autre encore. Il n’y a qu’une voiture noire, toujours la même, pas de piétons. En aval, sur le viaduc du chemin de fer, un train passant à grande allure secoue l’air et fait vibrer jusqu’aux tubulures de la passerelle blanche entre eux deux. L’eau est tranquille. Il se remet vers l’est, veut encore avancer. Il ne peut pas. Il s’est cogné sur un écran de verre.
Il doit y avoir un bug. La souris le reprend, le remet sur la rive. Il dépasse le pont du Rhin (c’est le nom de la passerelle blanche ; en rouge : définitivement fermé). Il suit un chemin goudronné qui s’appelle la rue de la Digue du Rhin. Il continue entre berge herbeuse et grandes esplanades grillagées où stationnent des camions routiers. Avant d’arriver au passage sous le viaduc, il se retourne. La passerelle blanche a disparu. Il se sent pris de vertige, le paysage tourne encore et encore à 360°, puis l’étrangeté s’explique : la photo date de 2008.
Ils prennent de la hauteur, lui et sa souris, cherchent s’il existe un moyen de traverser à pied, trouvent la passerelle des Deux Rives, cliquent dessus, zooment à nouveau, s’y rendent, et au milieu du fleuve à nouveau sont bloqués. La souris le fait redescendre, intrigué et piteux, vers la rive française. C’est troublant ces enfants à vélo, toujours les mêmes, qui vont à l’envers devant lui. La souris a une idée. Elle réussit à forcer la frontière en sautant de l’autre côté sur un petit rond bleu, et puis sur un autre. Elle atterrit en 2017, à Kehl, sur le pont aujourd’hui fermé, le pont disparu tout à l’heure avant qu’il soit construit, celui où passe le tramway. Pourquoi est-il fermé ?
Au milieu de chaque carré, une lettre est inscrite, en majuscule. La rangée du haut porte des chiffres et des caractères spéciaux. En bas et sur les côtés, les touches deviennent des rectangles de tailles différentes, plus ou moins allongés. Huit doigts sont alignés au milieu du clavier, en position de départ, les pouces reposent sur la barre d’espace. Lorsque se met en marche le principe narratif (ou simplement l’idée, une envie de récit), les mains n’ont pas besoin des yeux pour s’orienter. Elles répètent machinalement les mouvements de courte portée qu’elles ont appris, il y a plusieurs décennies de cela, sur des touches autrement dûres à enfoncer. Le cerveau peut continuer à suivre son idée.
Des doigts ont enfoncé des touches du clavier. Dans un rectangle blanc, en haut de l’écran, sont apparues en noir chacune des lettres du nom de Strasbourg. Nous sommes le 15 juillet 2021. Aujourd’hui à Kehl le Rhin a débordé. Par précaution, à Strasbourg aussi le jardin des Deux-Rives est fermé. La Rhénanie est submergée, la Meuse menace Liège et Namur, la région de Cologne est touchée, il y a des noyés. Une ligne fine est tracée au milieu du trait bleu qui figure le Rhin. D’abord rouge, elle devient noire lorsqu’on se rapproche, lorsqu’on grossit l’échelle. Mais elle reste nette. Une frontière est quelque chose qui se dessine bien. En 360° sur le pont du Rhin (photo 2017), un tramway n’existe qu’à moitié, il se perd derrière le ciel bleu, dans une autre dimension.
C’est un petit bonhomme orange, captif d’un écran de verre. Il a une tête toute ronde et un foulard rouge. La souris l’attrappe par le bout du bras, c’est un pantin tout mou, tout mou, qui peut aller partout où il y a du bleu. Il disparaît alors et l’image se fait. Ce n’est pas une petite bonne femme orange. Ça pourrait – ça devrait pouvoir – mais ce n’est pas. Il ressemble beaucoup plus à un gentleman qu’à une lady de chiottes. Il se présente debout, comme un piéton. Ce n’est pas un piéton. Les images sont prises en voiture. Sauf sur la passerelle des Deux-Rives. Mais pourquoi ne réussit-il pas à traverser le Rhin ? Les photos ne présentent aucun signe de crue (septembre 2009, la lumière est de bronze). La souris dézoome, dézoome, dézoome. À travers les yeux qui fixent l’écran (les mains courent, indépendamment), le cerveau constate que l’Europe est couverte de myriades de lignes bleues, qui figurent des routes. Qui sont à la frontière de la représentation. Toute l’Europe, sauf l’Allemagne et la Serbie. Le cerveau se demande pourquoi, se promet de chercher la réponse, un jour, en un clic, quelques lettres tapées. Le petit bonhomme suspendu en l’air se balance de droite et de gauche, l’index droit lâche la souris, par hasard ou par erreur, instantanément il se pose, on n’a pas le temps de voir où. Au lieu d’un beau paysage, il est tombé dans un gymnase. Le revêtement au sol est vert, strié de lignes jaunes et rouges, certaines pleines, d’autres en pointillés.
Rétroliens : #L7/ Ceci n’est pas un roman d’aventure – Tiers Livre, explorations écriture