Ce n’est pas une pelouse, mais une mer verte. La mine du crayon bleu s’est cassée, elle se balade sur la feuille. Toute petite, une minuscule miette de bleu dans le vert de la mer. Une mer rien qu’à moi que mes amis les pirates s’apprêtent à traverser. Leur bateau est immense, il met du temps à remonter à la surface. Les pirates sont des fantômes, ils vivent au fond de la mer, là où il n’y a presque plus de lumière. Ils vont bientôt jaillir de cette eau compacte. Je ne dépasse pas, ce sont des vagues. Le ciel est orange avec un soleil rouge, très rond, un gros pois qui éclaire le monde. Je ne dépasse pas, ce sont les rayons du soleil car un astre sans rayons ne peut-être qu’une planète que l’on voit la nuit. Les forces du soleil ont besoin de bras pour toucher ce qu’il y a sur terre. Dehors aussi la mer est verte, des vagues très grandes au loin. Quelques petites maisons éparpillées flottent comme de petits bateaux carrés à moitié ensevelis. Les voitures aussi flottent sans bouger, comme les rochers. Elle parle à son téléphone, elle le tripote l’air triste. Elle ne veut pas que j’y touche. Si je m’ennuie il y a des voitures dans le sac, mais les voitures ne peuvent pas rouler sur la mer verte. Son odeur de fleurs nous entoure et nous suit partout. Elle a parfumé Léon le lion avant que je le mette dans mon sac. Ma mère est un peu Léon et Léon est un peu ma mère maintenant, sauf que ma mère ne tient pas dans un sac à dos. J’ai envie de mettre ma main dans ses cheveux bouclés, ce gros nuage de savon. Elle va pleurer. Elle va pleurer sur le téléphone et le noyer de toutes ses larmes. Elle pleure sans se cogner ou tomber par terre. Ses larmes restent pour moi un mystère. Le téléphone sera salé comme si on l’avait pêché dans la mer. Le sol est gris, le fauteuil est gris, les cloisons sont blanches, la mer est verte. Le ciel est orange. Le soleil rouge. Sur ma main il y a toutes ces couleurs, elles se sont mélangées. On doit être au bout du monde à l’heure qu’il est, un monde bleu et jaune et puis vert. Dans le sac il y a la crème solaire, la gourde, mes lunettes et Léon, je le sais, je n’oublierai pas. Elle ne me laissera pas oublier. Les voitures vont rouler sur la mer verte, peut-être bien que mon papa roule aussi sur la mer verte ou qu’il vogue sur un bateau fantôme avec les pirates. Si j’oublie la crème solaire je serai rouge comme le soleil, si j’oublie la gourde je serai mort, mort comme la mouche sur la vitre, mort comme si j’étais seul dans le désert. La mine roule, petite graine bleue sur le vert, et tombe au sol.
Les rails du train sont accolés au mur de ma chambre. Chaque passage fait trembler la pièce entière. Les plantes sauvages qui bordent le chemin de fer restent immobiles, ainsi que les câbles électriques qui quadrillent le ciel. Une odeur de plastique et de bois brûlé emplit ma chambre, des cris s’élèvent de la cour sombre rythmés de bruits de vaisselle. Les voisins du rez-de-chaussée font un barbecue. Ils parlent plus fort que le train. Une fois qu’il est passé, la vue redevient ce tableau de tuiles rouges enchevêtrés et de verdure. Où vont les trains? D’ailleurs à ici. Et l’inverse. Certains vers Aix-en-Provence, Toulon, Nice, et s’arrêtent dans tout un tas de petites villes alentours. Ce sont les régionaux, ceux que prennent les travailleurs qui n’ont pas de voiture. Les autres vont à Avignon, Lyon, Paris, jusqu’à Tourcoing et Lille, même plus loin, au delà de la France délimitée par les lignes épaisses sur la carte qui est accrochée dans la cuisine. Ils viennent du gris uniforme de l’Allemagne, de la Belgique, de la Suisse, de l’Italie et de l’Angleterre. Les trains passent sous l’eau, le long de tunnels obscurs et arrivent jusque-là. Ils amènent et remportent des peaux pâles devenues peaux dorées comme des petits pains passés au four. Des vagues, qui charrient et aspirent les déchets qui flottent à la surface de l’eau. Je n’aime pas les TGV. Marco non plus, donc depuis ma fenêtre on lance des cailloux même s’ils n’atteignent jamais les serpents luisants de métal. Excités, de toutes nos forces on envoie des petites pierres, parfois un crachat, espérant à la fois qu’ils heurtent et évitent leur cible. Marco dit que l’on n’a pas besoin de touristes, que notre père a raison, et que c’est de la terre que notre région est censée vivre, comme Papé le faisait, comme Grand-Papé. Un TGV s’approche avec son bruit de scie, un crissement menaçant et interminable. Dans la grande horloge du couloir, y a le fusil du temps de la terre, il est enrayé et couvert de rouille, le bois de sa crosse donne des échardes aux doigts. Il le prend, il voit comme j’ai peur et comme je ris en même temps, il le pose sur son épaule, se met en position, ferme un oeil et le pointe vers le train. S’il y avait des cartouches dedans, autant de cartouches que d’éclairs dans les yeux de mon frère, il ne resterait plus rien du train. Le feu d’artifice serait immense, comme mille miroirs brisés sous le soleil de midi.
Comme toujours il ne répond pas. Le bref silence qui constitue sa messagerie s’ensuit d’un bip strident et je ne dis rien, je raccroche. Si je parle dans ce vide, ce vide comblé de ma voix qu’il écoutera peut-être, il verra comme je tremble. Il sentira ma colère, mon impuissance, et ce quelque chose de suppliant dans ma voix qui lui demande de rappeler. Alors il saura encore plus, même si c’est déjà le cas, qu’il règne en maître sur nos existences. Pourtant, même s’il laisse mes appels sans réponse il viendra ouvrir la porte quand nous sonnerons., me laissant espérer jusqu’au bout qu’un demi-tour est possible, que tout cela n’aura été qu’une fausse frayeur, une simulation, comme un exercice. J’espère qu’il le nourrira correctement, qu’il pensera au cahier de vacances et aux exercices de mathématique, à la crème solaire, au coucher à vingt et une heures et à l’histoire avant, au bain quotidien, à la crème pour l’eczéma. La main du petit s’agite au-dessus de la feuille, sa main toute douce dont les ongles sont propres et bien coupés, concentré sur son dessin. De temps en temps il lève la tête et promène autour ce regard qui repeint notre monde de choses secrètes, qui me restent inaccessibles. Il vit dans une bulle que rien ne peut percer, dont seuls les autres enfants ont le secret. Je le regarde et j’apprends, je réapprends. Je vois mon travail sur chaque centimètre de son être. La patience, l’acharnement, l’amour. L’aimera-t-il autant que moi? Saura-t-il garder la voix basse quand les menaces sont inutiles, se durcira-t-elle quand il le faudra? Mon coeur a commencé à se serrer à Lyon, quand le Sud a commencé. Et maintenant chacune des taches rouges de coquelicots, de ces collines, de ces maisons basses aux volets clôt me donne envie de hurler, de m’arracher les cheveux à deux mains. Pensera-t-il à la moustiquaire la nuit, à éviter les herbes hautes où se cachent les serpents? Un fils a besoin de son père. Je répète et mastique cette phrase, pour me persuader, pour y croire et partir en paix, en ayant la certitude d’avoir bien agi. Récitation intérieure, presque une prière. Je suis l’étudiante qui révise une formule, baladant des yeux d’animal résigné, abandonné à un destin incertain avec l’espoir de sentir dans ce paysage une complicité, un allié invisible plutôt qu’un ennemi.
Mathilde n’est encore qu’une tête d’épingle, un petit point sur le quai de la gare qui se rapproche, mais intérieurement je la vois tout entière, dans ses moindres détails. La casquette de chauffeur vissée sur son front dont s’échappent des mèches de feux, ses yeux couleur rivière et les taches de rousseur qui recouvrent son visage. Je sais l’onctuosité de sa peau et les formes bien réparties sous son uniforme noir trop large. C’est elle qui va me remplacer, et maniera les manettes que mes mains moites ont rendues tièdes. Pour les passagers ce sera seulement une autre voix, la sienne, qui résonnera tout le long du train pour annoncer les stations, rappeler de ne pas essayer de descendre tant que le train n’est pas arrêté. Secrètement je vis pour ces chemins qui mènent à elle, la proximité de sa présence diffusée dans les terres que je traverse. Nous partageons des trajectoires et mon imagination nous dessine sous des toits brûlants, à l’ombre de cet olivier, accoudés à l’une de ces fenêtres. Je vois ce qu’elle a vu et qu’elle verra, mon regard embrasse, semant une ardeur tout autour en espérant qu’elle la cueillera sans même se douter d’où elle vient. Tout cela je me garde bien de lui dire, de peur qu’un mot, un regard de trop ne l’éloigne tout à fait, que les deux perles de rivière sous sa visière se fassent glacées et opaques comme un sombre torrent. Mathilde est dure et sévère avec la familiarité à laquelle certains se laissent aller. Mathilde est un coquillage. La crainte sourde de perdre la douceur d’un sourire me pousse à marcher sur un tapis fragile, dans un silence qu’il ne faut pour rien au monde déranger. Je me contente de peu, un défilement de rêveries et un fantôme qui habite la cabine, dont je cherche l’odeur et respire le même air confiné. Sa silhouette s’agrandit, elle lève une main gantée en ma direction.
Je ne me souviens plus de rien. Ce pays est étranger et lointain. Un décor aussi faux que ceux des western et de Disneyland. Les contours sont bien trop nets, ils ne trouvent pas leur place dans ces formes qui m’habitent, des vêtements mal taillés et grotesques dans lesquels ils leur est impossible de se glisser. Restent les couleurs. Dans mon esprit leurs frontières étaient floues, je me suis habituée à me balader dans ces zones poreuses et indistinctes, à l’aise dans une confusion vibrante. Je me souviens des sons. Croassements de grenouilles dans la nuit, tapis d’épines de pins sèches écrasées sous les pieds, graviers sous les sandales, cris d’enfants au bord de l’eau, cascades de rires d’adultes tapissés d’alcool, et les cigales, frottement de milliers de pattes minuscules et invisibles au rythme infatigable. Une constante venue du haut des arbres, de sous les écorces. Derrière la vitre il n’y a que les images. Je ferme les yeux, écoute les bruits étouffés de la vie intérieure du train.
Superbe atmosphère.