C’est bien l’heure de dîner pensa-t-il en regardant sa montre et puis il a vaguement entendu l’appel. Il s’approche de la table. Même chez lui, il se sent toujours comme un étranger, embarrassé de sa propre présence. Alors il avance avec prudence, à petits pas hésitants. Ça agace sa mère, cette lenteur.
Elle vit à un autre rythme, rentre de sa journée au bureau à toute vitesse pour arriver à temps et préparer le diner. Elle est descendue du bus en courant, a monté les escaliers quatre à quatres, s’est défait de son manteau avec précipitation pour s’installer en cuisine. Elle a sorti les ingrédients du réfrigérateur, les a rincés sous l’eau froide du robinet. Sur la planche à découper, son couteau a tranché en rythme les carottes, les tomates, un oignon. Le couteau monte et descend en cadence, il hache, coupe, divise, morcèle les légumes en de minuscules morceaux qui se mettent à frémir dans la poêle à côté. Dans le même mouvement, la mère jette les épluchures dans la poubelle, passe un coup d’éponge sur la planche et la met à sécher sur l’égouttoir. Elle se retourne et secoue d’un geste vif la poêlée de légumes. Le four est allumé depuis quelques minutes, elle y enfourne la pâte brisée pour commencer sa cuisson. Elle sort les œufs de leur boîte, les casse, les bat, les mélange avec du lait et de la crème. La quiche aux légumes enfin au four, elle dépose le jambon sur un plat au milieu de la table. Puis, elle vide le lave-vaisselle et met le couvert, elle sort les serviettes de table fraîchement repassées et l’eau froide du réfrigérateur. Elle pense à la voisine qui a la grippe et qui a peut-être besoin d’aide pour ses courses, elle pense à ce dernier mail qu’elle a lu avant de partir et à ce client mécontent à qui elle n’a pas pu répondre. Elle se demande si elle ira faire les courses après le repas ou si elle se lancera plutôt dans la préparation du prochain dîner. À ramener les livres à la bibliothèque, à prendre rendez-vous chez le dentiste, à sa sœur qui va bientôt accoucher.
Son fils est rentré du lycée il y a quelques heures. Il est allongé sur le canapé, les yeux collés à l’écran de télévision. Quand sa mère a donné le signal, le corps de l’adolescent s’est déplié, il s’est mollement levé du canapé pour s’affaler sur la première chaise rencontrée. Il examine l’assiette devant lui avec attention. Elle est encore toute chaude du lave-vaisselle. Les couverts, maintenant. Il approche son visage du verre pour en observer la transparence. Il l’élève même pour vérifier qu’il n’y a pas de traces de doigts sur sa surface. Ou pire encore, des traces de lèvres sur son rebord.
Avec une moue dubitative, il repose le verre et pose sa question habituelle:
-Est-ce mon verre? C’est toi qui l’a posé sur la table? C’est toi qui a servi de l’eau? Tu es certaine que c’est mon verre d’eau?
La mère est lasse. Cela allume le doute dans l’esprit de son fils. Et si ce n’était pas vraiment son verre ? Si c’était un verre qui avait traîné sur la table les heures précédentes? Si ce verre avait appartenu à quelqu’un d’autre qui y avait bu? Un copain, par exemple, qui serait venu dans l’après-midi et aurait bu un verre d’eau, il l’aurait négligemment laissé sur la table de la cuisine. Et si ce verre s’était malencontreusement retrouvé à sa place ce soir. Ou pire encore, si un ami de sa mère avait bu de l’alcool dans ce verre. Il ne peut pas s’empêcher de penser à l’infinité de mains qui auraient pu saisir ce verre et le poser ici sur cette table. Des mains sales, pleines de cambouis, des mains collantes de sucre, des mains qui auraient trainé on ne sait où. Et puis quelles les bouches se seraient posées sur le verre? Des bouches à moustache, des bouches cariées, des bouches à l’haleine fétide? Il essayait de ne pas penser à la salive qui avait coulé de ces bouches dans le verre. La quantité de microbes contenus dans la bave rejetée par la bouche. S’il portait ses lèvres sur la partie supérieure du verre, c’est lui qui porterait alors tous ces microbes en lui. Il lève à nouveau le verre pour en scruter la transparence.
Si des lèvres étrangères avaient déposé de la salive sur le rebord du verre, alors ses propres lèvres toucheraient l’endroit où s’étaient posées les premières lèvres. Sa bouche sucerait l’endroit où s’était déposée la salive de cette autre bouche. Un relent remontait de son estomac le long de son œsophage, sa saveur salée, créait en lui une profonde répulsion. Il attrappa le verre et l’assiette, les rangea dans le lave-vaisselle et sans un regard, il monta dans sa chambre.
Les changements de rythme donne vie à cette scène de famille laissant aux voix intérieures le soin de combler les silences. Merci pour cette tranche de quotidien si bien ciselée.
Rétroliens : #P10- Dîner – Tiers Livre, explorations écriture