Sept huit ans, les talons hauts de ma mère aux pieds et sa paire de lunettes à monture dorée sur le nez, la même que je lui vois encore aujourd’hui alors qu’à mon tour et depuis longtemps j’ai adopté -par nécessité- les verres correcteurs et – par atavisme qui sait- les escarpins à talons fins certains jours certains soirs, sept huit ans je glisse sur un sol qui s’effondre et s’ouvre devant moi en une pente que jamais je n’atteins mais qui toujours demeure, support mouvant et instable qui s’enfonce et dont la vision trouble ma perception de l’espace du couloir étroit qui mène des chambres de la maison d’enfance jusqu’à son séjour, vide des présences parentales sans quoi paire de lunettes et talons hauts eussent réintégré étui solide et placards de rangement, mais comme il n’en est pas ainsi, comme les parents absents, leurs souris dansant, j’évolue, au bord de la nausée, grande dame traînant un pas derrière l’autre les chaussures trop lourdes dont chacune pour revenir à l’autre, racle le damier noir et blanc, vague granito , aux confins d’un territoire à jamais mystérieux. Viendront d’autres revêtements aux sols des maisons qui jalonneront une enfance nomade de fille de marin dans laquelle plus prompte à regarder les étoiles que mes pieds je n’ai fait que passer, le nez dans mes bouquins éparpillés avec méthode aux coins de mes lectures restées longtemps clandestines – les filles de chez eux étant plus attendues devant le moule à tarte ou l’aiguille à broder- pourtant restent de quelques mois d’un séjour tunisien et d’un été qui précéda de quelques décennies quelques printemps arabes, le souvenir prégnant des sols de terre battue, poudreuse et dorée, barbouillée d’une bouillie collante et sombre, tartine des baies mauves tombées des mûriers bordant les allées où nous jouiions dans les soirées très douces de ces années paradis, fruits longs et granuleux dont nous cueillions les plus têtus à l’arbre et écrasions les matures couvrant le sol, nos semelles ou pieds nus en conservant longuement la trace , les parents occupés sans doute à envisager le sérieux d’une situation qui nous verrait l’année suivante reprendre la route de la métropole, colonisateurs déboutés, situation dont nous ne savions rien alors et à l’écart de laquelle on nous tenait.
Mes pieds je les ai regardés plus tard, reconnaissante envers leur loyauté dans les longues randonnées épuisantes où l’on finit par oublier l’environnement pour concentrer son attention sur le pas qui vient et suit et nous rapproche -enfin- de l’étape du soir, attentifs à minimiser les obstacles, à éviter la pente trop raide dans laquelle notre gros orteil s’échauffe au cuir de la chaussure de marche, sur les pierres trop vagabondes pour s’y fier, et restent de ces sentiers en même temps que des images vagues de passages réduits à la vision congrue du mètre devant soi, les pierres d’une collection disparate et précieuse, jalons des chemins d’autrefois.
La maison dans laquelle je vis aujourd’hui – à la lisière d’un grand domaine viticole, logement de familles d’ouvriers agricoles dans le siècle passé- a eu cent ans il y a quelques années et les tomettes – Provence oblige- aux joints grossiers, dont on avait recouvert le sol dans chacune des pièces, y sont usées, fendues, tachées de marques incrustées, traces de passages et d’usages dont je ne connais pas le premier des secrets et si je retrouve dans la plus grande de ces pièces, la rondeur du sol de la maison d’enfance, l’impression d’enveloppement, mes verres de lunettes n’en sont pas responsables mais l’est, responsable, la charpente qui supporte la surface carrelée et fait office de plafond pour la grande salle qui sert de débarras, sous mes pieds, au niveau inférieur, charpente fatiguée doucement incurvée vers le centre de la pièce, les cales sous les appareils d’électro ménager et les quelques meubles de cette pièce à vivre attestant de la réalité de ce trouble et de la vulnérabilité du vieux sol trop sonore, vibrant au moindre de mes pas dont les faiblesses ne laissent pas d’en effrayer plus d’un de passage chez moi quand j’en apprends au fil de mes soins ses creux et ses recoins, traces travaillées par le temps.