#P3 | Corps gras

© Lisa Diez, Canet-Plage, 2012

On est en France, quelque part autour de Pâques, mercredi des Cendres, Calendes de mars. Il est temps de se séparer du gras de l’hiver pour en faire un dessert abondant, délicieux, indigeste. Il bout, la pâte y bossèle, reçoit des beignes. Longtemps, il n’y a que Littré pour utiliser le mot beignet. A vol d’oiseau, il est plutôt bottereau, mascotte, crouchepette, froutimasson, corvechet, faute, craquelin, shankala, shenkele, tortisseau, striebel, crespet, fantaisie, croustillon, gargaise, faverolle, cuisse de dame, fautellette, ganse, guenille, frivole, rigole, frappe, rondeau, fritelle, rousserole, croquignole. On s’approche, voici les chichi frégi, les merveilles, les camedouilles, les oreillettes. On arrive en Catalogne, entre mer et montagne. C’est aujourd’hui, dit-elle en regardant le ciel, qu’on va faire des bunyettes — à prononcer bougnette —  seules pâtisseries locales dont la préparation requiert la presque totalité des membres d’une famille.

Petit matin. Elle sort du placard la bassine marron et l’inquiétude, déjà, que la tramontane puisse tout gâcher. Farine, levure, zestes de citron, sucre, fleur d’oranger, à la diable, au nez, jamais elle n’a suivi à la lettre cette recette (ni aucune autre). Six oeufs, allez, sept. Hop. Grumeaux. La pâte formée à la spatule devient peu à peu coussin de chair. Elle l’extirpe, l’oppresse, la retourne, la heurte, la plie vigoureusement sur la table en Formica. La fusion commence dans une nette indélicatesse. Précise, la brutalité est essentielle. On n’a rien sans rien, la vie est dure, on fait pas toujours ce qu’on veut, qui rit vendredi pleure dimanche. Tac. Elle la jette soudain de très haut avec force. Séquence infernale pour la table et pour ceux qui dorment encore. Le fils n’est pas encore mort. Il est le seul à pouvoir participer à cette étape, le seul qui l’exécutera comme il faut. Tout près, elle a toujours une remarque à portée de bouche, sait précisément quand arrêter le carnage. 

Couverte d’un torchon, souple, potelée, d’une volupté surprenante, la voilà qui repose dans la bassine marron, non loin d’une fenêtre. Chacun vient l’observer, la commenter, le mari, la soeur, le fils, la fille et leurs époux, épouses, les petites filles. Ils s’échauffent et s’apprêtent, cette année encore, à s’étirer, se frire, se croquer, ne pas se digérer. Profitez je suis pas éternelle. Autour du déjeuner, on en parle, elle monte. Pourvu que la tramontane ne se lève pas. 14h. Elle la tâte, la hume, décrète qu’il est temps, l’extirpe de son berceau, guide la soeur, la fille, la belle fille, les petites filles qui s’entassent autour de la table en Formica, déploie un torchon sur chaque paire de cuisses. Le beau fils chauffe l’huile, elle gère le feu, tranche quelques lamelles. Silence rare. Elle réagit bien, faut la maintenir à bonne température, pas trainer. Elle divise les lamelles en petits cubes ajustés à la paume, observe chaque femme dont elle est le corps et la source.

Et la cadence commence. Du dos des phalanges elles aplatissent vivement la chair docile qui virevolte entre leurs doigts, danse aérienne et agile, avant de la déposer sur la cuisse pour la tirer au maximum. Les r qui roulent et les critiques enveloppent la cuisine; elle casse, elle est un peu blanche, elle n’a pas bien levé, elle a trop levé… Il faut tirer rapidement, viser le translucide. Chaque trou est un échec. Les petites sont invitées à observer l’habileté de la fille. Allez on enchaine. On fait pas des oeuvres d’art, mais dis donc elle est pas bien jolie celle-là. Le beau-fils attrape délicatement l’une après l’autre les formes achevées qui ressemblent à du vieux linge mité, les plonge dans l’huile bouillante où elles se contractent, cloquent, dorent dans l’éclat des voix. Elle veille à la rousseur de chaque production qu’il arrose de sucre. Elles refroidissent. Au fur et à mesure, elle les dispose dans le grand carton tapissé de sopalin. C’est le mari qui frit maintenant. Il est pressé, veut en finir, les sort trop tôt de l’huile. Elle crie, il hurle, elle aura le dernier mot: poitrinaires

L’éponge est passée sur la table en Formica. Les fenêtres sont ouvertes. Le café embaume la cuisine. Ils sont tous là sertis de sucre postés dans l’assiette. Le meilleur et le pire. Se gaver regretter y retourner en regrettant. Vivre encore et à jamais la première bouchée et son craquèlement sucré gras bercé juste derrière par la tendresse de la fleur d’oranger.

© Lisa Diez, Canet-Plage, 2012

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

5 commentaires à propos de “#P3 | Corps gras”

  1. Merci pour cette orthographe que j’ignorais ne connaissant que la chose , et cette recette quasi-mystique, vous nous y faites participer d’une belle manière,
    C

  2. Déjà, à l’évocation de la tramontane (moi, fille du nord, pour qui ce vent est nouveau), on comprend l’enjeu, et le texte commence à gonfler, et sa pâte à prendre.

  3. « Le beau-fils attrape délicatement l’une après l’autre les formes achevées qui ressemblent à du vieux linge mité, les plonge dans l’huile bouillante où elles se contractent, cloquent, dorent dans l’éclat des voix. »
    Vie, corps et souffle là encore. En mouvement . Tellement vivant