La première fois que j’ai regardé la chambre de Chantal Akerman, je n’ai pu retenir cette impression de doux déplié, un thé noir dans un coffret de lunes où la cinéaste assiste indolente à sa propre déambulation, je n’en revenais pas de la lente exploration de la caméra tournante et filais des yeux le déroulé presque imprécis des ombres et du calfeutré, tout me renvoyait à la mer et au lent dévalé des eaux, doux comme l’intérieur d’une épluchure de pomme, dans le souffle retenu de ce qui demeure sans jamais vouloir repartir. Il m’a semblé que la définition du bonheur se déployait là mais ne comprenais pas cette existence de chambre, m’étant fixée sur le lit ployé en divan, et l’apparition surannée d’une étrange et volumineuse théière comme un langage de cuisine. Si j’observe ma chambre d’aujourd’hui et toutes celles où je vécus pendant mes études, un immense fatras de partitions livres et poussières s’accumule alors et rien ne me berce autant que le bazar où j’aime travailler, amasser les prises de notes sur de tout petits papiers qui couvrent les étagères et les placards ouverts. Tout y accueille la petite musique de chambre et les pas des livres qui dansent jusqu’à plus d’heure. Mais c’est une autre histoire si je m’arrête aux chambres d’enfance. Nous déménagions sans cesse, et je n’ai conservé en mémoire que des matelas par terre, les murs nus, les courses sur la moquette avec ma soeur, le tourne-disque qu’on actionnait en riant, essoufflées de danses, y repassant les mêmes disques, et encore la symphonie du nouveau monde nous faisait bondir en sauvages et créer des bacchanales étourdissantes dans l’espace vide, sans meubles ni chaises, les matelas tout fins n’étaient qu’un deuxième sol où nous courions jusqu’à la nuit, traçant des cercles concentriques sous une ampoule fluette qui en devenait saoule. Plus en avant, si je guette les premiers souvenirs, me revient la chambre des Monts d’Arrée. Terriblement froide, de ses murs verts sous l’ample rabattement du toit, la pluie de cendre et l’immensité des meubles en chêne au-dessus de ma tête. Seul le froid m’habite, l’humidité des draps, le corps replié, et les images de l’école qui tournent en boucle, les courses à la récréation et les parties de foot qui diffusent à rebours une forme de chaleur où je me réfugie, où les pieds trépignent et déplacent au fond du lit glacial la brûlante bouteille en grès. C’est impensable, de rentrer dans cette humidité sans la bouillotte que je fais rouler sous mes pieds sur toute la surface du drap pour essayer d’en extraire le feu. Et tandis que je tourne sur mon socle, y cherchant l’effusion vitale, elles gagnent l’espace du mur tout près de ma tête, montant du plancher jusqu’aux angles du lambris, les infâmes araignées qui me font courir en rêve.
C’est beau de retrouver ici La Chambre de C A en entrée, votre regard sur ce film est apaisant – j’y avais trop vu vu en bonne pessimiste, l’annonce à venir – que vous remettez du présent sur les images, puis vos chambres et là encore un effet d’instant présent,
J’aime vos lits, Françoise, (et vous dire que je les ai lu avec la consigne Tarkos en tête, double plaisir donc )
Merci vivement Catherine pour cet oeil si sensible et avisé… A vous lire, je redécouvre et revis de l’intérieur, tout autrement, le film de Chantal Akerman, c’est vrai qu’on peut y percevoir de sombres présages…
la musique de ces phrases, douce musique de chambre
Je suis très touchée Brigitte par vos mots qui chantent aussi…
Pas d’illusion sur le « doux déplié » de la chambre de Chantal Akerman, nostalgie de vos chambres occupées même inconfortables, mais inquiétude au travers des « infâmes araignées ». L’ensemble avec une douce musicalité
Chère Huguette, un grand merci pour votre lecture si sensible et sympathique. Belle journée surtout et à ce soir pour le Zoom