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Il ne connaît le nom d’aucun des arbres gigantesques qu’il découvre, ni d’aucune de ces plantes flottantes d’où s’envolent en criant des oiseaux rouges, pas plus qu’il ne comprend la langue des Chinois qu’il transporte (il a l’impression qu’ils parlent tout le temps dans son dos et cela depuis des semaines de voyage). Mais il sait où il va, il a un projet, projet d’installation avec son beau-frère dans cette habitation pour laquelle il est allé chercher ces employés chinois. Il trouvera, avec l’aide de ce second qui parle quelques mots de français et auquel les autres obéissent. Ces gens-là sont malins, débrouillards, capables de supporter la faim, la soif et ils n’ont pas peur de l’inconnu. Il en faut de la misère pour s’embarquer ainsi au bout du monde pour quelques sous. Lui non plus, n’a pas peur, mais ce n’est pas la misère qu’il l’a fait partir, c’est autre chose qu’ils ne peuvent pas comprendre. Ils vivent au jour le jour sans but. Beaucoup sont morts en chemin, fièvres, dysenterie, éruptions étranges et toutes sortes de misères dues à leur faible constitution. Lui est fort et en bonne santé et son projet le porte, le protège du mauvais œil. Il ne croit pas au mauvais œil dont son second ne cesse de lui parler. Pour un blanc comme lui, bien né, dans une famille respectée (son père n’était-il pas médecin ?) le mauvais œil est un racontar de vieille femme ou de chinois. Il reviendra fortune faite, sera fêté adulé, respecté même par son père. Il le sait, il sent sa bonne étoile. Ce qu’il a déjà accompli est immense. Cette longue traversée dangereuse, il a su en venir à bout. Il viendra à bout de bien d’autres obstacles.
N’est-ce pas cela qu’il a voulu : s’embarquer, partir loin et faire fortune dans ce vaste pays qui possède tant de terres vierges. Comme tant d’autres qui ont réussi. Pourquoi pas lui ?
Ce qu’il ne sait pas, c’est que son beau-frère est mourant ; il devrait se douter de quelque chose en ne voyant personne au débarcadère, mais il est plein de ses espoirs, remplis de ses illusions et tellement heureux de toucher enfin la terre ferme. Il ne sait pas non plus que l’habitation est en friche et ne ressemble pas du tout à ce qui lui a été écrit. Les cabanes de bois construites rapidement n’ont pas résisté aux pluies diluviennes, on dort dans des hamacs par crainte des serpents et on peine à négocier sa pitance avec les indigènes qui préfèrent la vendre aux chercheurs d’or. Tout est à faire, à reconstruire et il faudra encore trouver des prêteurs pour les investissements de départ, ces plants de cannes que les colons installés ne cèdent pas facilement de peur de la concurrence des nouveaux arrivants. Ce qui ne sait pas non plus c’est que sa femme vient d’accoucher d’un garçon. S’il le savait, cela lui donnerait du courage. Il a tellement peur que ce soit une fille, une fille fragile et délicate. Il ne sait pas d’où lui vient cette angoisse tenace d’avoir une fille, un cauchemar qui ne le lâche pas depuis son départ, depuis qu’il a appris la grossesse de sa femme.
Fièrement campé sur le pont, il donne des ordres à son second. Les Chinois obéissent, se jettent à l’eau au péril de leur vie pour accoster et amarrer le bateau. Les boucaniers n’ont pas bougé tous à leur affaire de rôtissage au milieu de la fumée. Une famille en pirogue fait des signes aux Chinois qui nagent avec peine dans le courant violent et sauvent un malheureux qui se laissait emporter dans les eaux boueuses. Ces gens-là se comprennent pense-t-il avec mépris. Ce sera utile pour la suite.
« J’ai faim et soif », crie-t-il aux boucaniers qui le regardent arriver avec de grands sourires.