Elle aura pris le tram jusqu’à l’arrêt Malherbe, levé les yeux vers le sucre, l’immeuble de la CAF, tour blanche à géométries de fenêtres. Gênée par la cohue qui naît de l’étroitesse du passage entre les portes du tram et les barrières protégeant de l’avenue, elle aura contourné l’abri et les bornes. Circulaire du regard : les carreaux multicolores des immeubles, la passerelle en ciment, le square feuillu et touffu, la crèche arrondie, le toit incliné du Crédit Agricole, la proue de la Maison de la culture. Petit bonhomme rouge dans le cadre lumineux, les bagnoles filent. À l’entame du passage piéton, brise et soleil au visage. Deux jours qu’elle n’a pas mis les pieds dehors. C’est là. Le lycée est en face. Il passe inaperçu parce qu’à hauteur d’arbres et bordé d’arbustes. En avançant sur le trottoir, elle l’aura découvert à travers les branches et les mailles du grillage. Des piliers gris laqués, longs et fins, certains obliques, soutiennent une aile de béton qui fait préau. Elle a failli ne pas venir, ne pas sortir de sa chambre. Sa sœur a dû insister, hausser la voix. Maintenant, elle est en avance, seule, parce que la petite était malade. Hésitante, avant qu’elle ne trouve l’interphone près du portail métallique, son regard se brouille légèrement, son diaphragme est comprimé par une invisible masse. Elle en a l’habitude. L’interphone souffle et répond. – Bonjour, je viens pour Starter !—Oui ! Entrez ! Elle croise trois garçons en bleu de travail. Eux, empruntent les tourniquets métalliques qui jouxtent le portail. Surtout ne pas rencontrer leurs regards. Ils pourraient se moquer d’elle, de ses yeux qui, elle en est persuadée, sont trop volumineux, globuleux même comme elle l’a entendu proférer. Elle y pense et son cœur accélère légèrement. Depuis deux ans qu’elle vit chez sa sœur, qu’elle a débarqué dans ce quartier, les jeunes en place ne l’ont pas épargnée. Elle se sent comme prise dans un filet. A cela s’ajoute le grand-frère toujours sur son dos. Heureusement qu’elle a un peu de répondant. Elle marche quelques mètres sur le goudron et atteint les portes vitrées coulissantes. A droite, un comptoir en bois chargé de plantes vertes dissimule une dame à demi souriante qui semble attendre son arrivée derrière les verres épais de ses lunettes. Elle se présente. La dame appelle au téléphone. – Votre rendez-vous est arrivé. Et lui dit de patienter sur l’un des sièges en bois colorés qui s’alignent le long du grand hall vitré ouvert devant elle. Les plafonds sont en métal et les grandes baies rendent l’espace très lumineux. Juste au-dessus d’elle, Liberté égalité fraternité, bleu blanc rouge, inscrit sur une poutrelle. Le bâtiment a l’air étrangement vide. Elle en sourit. Elle est presque contente d’être là. Sur la droite ses yeux explorent une galerie vitrée et un carré d’herbes inondé de soleil, certaine que celui qu’elle est venue rencontrer va bientôt s’y avancer. Elle a plutôt envie de parler. C’est dans son tempérament depuis toute petite. Sa grand-mère l’appelle la parleuse. Dans la ville près du désert marocain, elle va la retrouver dans quelques jours. Vacances au bled. Elle sait qu’elle se sentira plus légère là-bas. Mais aussi plus jeune, plus enfant, plus seule, plus hors-normes, plus hors sol. Loin de tout. Retrouvailles avec les parents aussi dans la maison près de la plage. Il faudra qu’elle parle avec sa mère du téléphone confisqué, de sa déception face aux résultats scolaires. La sonnerie du lycée retentit comme une mélodie de film interrompue. Elle est là pour passer à autre chose. Deux hommes approchent par la galerie et se dirigent vers elle.