Usé et abusé par ceux qui me piétinent, me salissent, m’abhorrent, m’invectivent, me détruisent, me cognent, me minent, me râpent, me creusent, m’unifient, me lissent, m’uniformisent, m’attribuent une fonction, puis m’en détournent à m’en perdre le sens et l’orientation, à m’éclaircir ou à m’obscurcir, me cacher d’un tapis, d’une moquette, d’un autre collé, soudé à moi à en oublier qui était là avant, qui le premier, à m’en troubler, à m’en effacer la mémoire et la raison, à me joncher de détritus – telle une poubelle improvisée ou destinée – à me balancer leurs odeurs sous tous les vents, à me cracher leurs vomissures (grands comme petits), leurs bouts de peau tannée, leurs miettes de repas, leurs fils de tissus élimés à la corde, leurs cheveux morts, happés par un courant d’air car, entre le haut et moi, d’une plinthe à l’autre, d’une rive à l’autre, je les vois voleter, s’assoler, m’arrimer, s’agglomérer en poussières confuses, se liquéfier en postillons imperceptibles et puants, puis se fondre, s’agglutiner en taches transparentes – comme la plupart du temps, ceux-là ne les voient pas, ne les remarquent pas ou les ignorent – alors, je les accumule les transformant en poisse et, prêt à combattre avec rage pour défendre ma surface, j’agrippe leurs semelles, leurs pieds nus, leurs mains baladeuses ou oubliées par nonchalance, leur bouche pâteuse d’un soir arrosé, et quelquefois outré par leurs abus, je sarcle leur langue d’ une revanche sauvage.
À ceux qui me briquent, me détergentent, me javellisent à tout va, me raclent, courbés, tendus vers moi à quatre pattes ou à plat ventre, me scrutant d’un œil inquisiteur – à un tel point que j’en deviens timide, effacé, peureux – me rendant coupable de leurs exactions mais, comme chez ceux-là, l’exaction reste l’injonction d’être sans tache et sans reproche, je peine à maintenir ma virginité face à leurs exigences, à l’offrir chaque jour à plus de vingt ans, voire à plus de quarante , parce que je suis leur fierté mais demeure aussi un Graal, ce Graal qui leur échappe à chaque fin de jour et, parce que ceux-là se relèvent à peine couchés – l’auréole dans la cuisine leur revenant au bord du sommeil et bien qu’elle ait séché depuis longtemps – viennent m’inspecter, m’ausculter, me tâter du bout de leur doigt, chercher l’humide avec leur paume, débusquer le grain râpeux de leur ongle, s’horrifier et se soulever l’estomac du collant visqueux pour qu’avec l’éponge au mieux me caressent, au pire m’abrasent une énième fois dans une énième tentative et de cela je déprime, me ternis mais les voilà à vouloir me ranimer, à me raviver – bien qu’il soit une heure du matin – avec leurs balais qui s’entrechoquent en attendant la cascade d’eau destinée à remplir leurs seaux tandis que dans les pièces d’à côté les portes claquent sous la vigueur de leur conviction nocturne, ce sont alors lustrant qui s’additionne, pots de cire, chiffons, patins qui s’alignent, aspirateur et brosses en tous genres qui se mettent au garde-à-vous pour une parade de nuit et, parce que je suis épuisé, que je sens poindre le moment où je vais craquer, car la révolte gronde en moi souhaitant emporter tout et tous en mon trou noir – parce que je rêve aussi – je m’absente alors de cette colère et, le temps de leur besogne, je m’aplatis, impassible, ramasse et engloutis mes aspérités, range ici mes échardes, aligne çà et là mes jointures, suspends en grande largeur mes craquements, retiens ou recolle mes éclats, lève plus loin bouclettes et rabats de côté franges indisciplinées jusqu’à en devenir insipide, et pour qu’ils me laissent enfin tranquille, je feins de leur offrir un champ lisse et libre !
À toi, à rêver que nous ne sommes qu’un, que nous revêtons de multiples formes, compilation de plats, de failles, de sable, d’eau, de terre, de roches, sols de jour, sols de nuit, sols abandonnés, traumatisés, sols trompeurs, trempés, détrempés, sols brulés, ratissés, sols durs, mous, en mémoire de formes en tous genres ; qui, m’effleurant d’un regard, me glisses en coin ces moments où je t’ai bercée, alors bébé en gestation, par mes pentes, par mes marches inégales, par mes odeurs filtrées ; quand fillette, trop longtemps recluse dans un lit à barreaux, j’ai apprivoisé ta marche par mon champ miné de trous et de bosses, de creux jusqu’à te faire croire au vide mais rassuré par la main confiante de ton grand-père ; quand là encore, adolescente à qui, du roulis engendré par mes courbes indolentes et plus fortement mes virages, j’ai penché la nuque et affaissé les épaules jusqu’à ce que tu souhaites leur – ces autres – échapper et rentrer dans ma terre, puis plus tard, quand jeune femme je t’ai offert mes chemins pour avancer, mes rebords où te reposer, mes avenues où te grandir, mon marbre pour que tu y claques tes talons hauts dans l’affirmation puissante de toi, et le soir, mon parquet doux et chaleureux, enveloppant pour accueillir la peau tendre de tes pieds, sentir tes doigts se prélasser, me caresser, ton corps s’étirer, s’allonger tout contre moi – car j’en ai eu des amantes, des amants, des fesses, des seins, des cuisses légères ou pesantes à mes flancs – allant jusqu’à offrir à ton âme en peine mon sol ruisselant de pluie, parfois d’orages, pour recueillir tes larmes, les raviner, les entraîner hors de toi, puis me sécher pour te calmer, m’ensoleiller pour te redonner l’espoir et, pour que tu souris d’amour, me suis laissé piétiner de petits pas mouillés à l’empreinte incertaine – même si je m’efforçais d’en maintenir l’éclat – me suis abandonné sous les gouttes de peinture, les traces de feutres indélébiles (bien que vérifiés lavables) pour faciliter la créativité de tes petits monstres ; me suis bercé à mon tour de leurs rires à en faire résonner mon bois longtemps après dans ton souvenir de maman tout comme je me suis inondé à m’en gonfler la moquette par l’écopage glorieux de tes pirates en goguette sur leur océan de baignoire, puis me suis rendu mouvant, à mon tour, pour que, sur mon eau, tu vogues à changer d’horizon, te donnant à croire à de nouvelles terres, et parce que nous grandissons et vieillissons ensemble où que tu sois et quelle que soit ma forme du moment de ta vie – terres de terre, de soufre, d’herbes, terre brûlée, sol de graviers, de roche, en à pic – et bien que je t’ai blessée à maintes reprises, j’ai renforcé ton pas puis, malgré moi, je l’ai fragilisé jusqu’à ce que tes hauts talons ne claquent plus aujourd’hui, car comme toi, je supporterais avec difficulté nos bruits, aussi parce que je fais route avec toi où que tu ailles maintenant, sous ton regard, je m’aplanis, m’adoucis et m’offre en morceaux choisis pour qu’ainsi, à tes pieds, esclave conciliant, je rampe, parfois encore me dérobe par surprise t’obligeant au risque de te sentir toujours vivante et, comme nous nous écrivons en permanence, d’un dénivelé, d’une courbe, d’un rebord de trottoir comme d’un rebord de paupière à m’offrir là aussi en écho à ta mémoire, sache que, comme toi, à scruter nos changements, nos souffrances, je nous soigne pour te protéger de certains de mes lieux, que je te déconseille mettant alors en place une frontière pour t’alerter et quand tu l’ignores, sache que je tremble pour toi mais, parce que nos espaces se restreignent, dans un commun accord avant que tu ne me rejoignes et que nous ne fassions plus qu’un de nos expériences et de nos contraintes, pour te surprendre encore, je m’échappe en lignes, de mire ou de fond, à te troubler de mes perspectives inédites pour que, par l’un de mes surgissements en pointe, je te montre le ciel.
Alors que j’écris sur lui, à propos de ses « Moi », que je choisis et pose mes mots, l’interroge, le détaille, débusque les palpitations sous ses mollesses, ses duretés, ses exigences, ses contournements, car à ses changements de positions, de directions, et déroutée par ce point final qui s’annonce inéluctable, telle une destination trop proche, trop prévue, je cherche encore un autre chemin, une autre surface, une autre horizontalité plus large sur laquelle surfer la langue, la pousser hors limite, retrouver celle que je pense originelle, apprise au creux et au cœur de l’enfance puis désapprise, modifiée, unifiée, uniformisée par des règles et des convenances imposées – bien que je m’en défende et m’en protège – à travailler l’entre-temps pour aller plus loin et, pourquoi pas, revenir aux onomatopées, écouter celles du commencement, celles qui me reviennent en premier de ce sol, puis se poursuivent en tracés, en motifs croisés ou parallèles et après, seulement après, les traduire en claquement, chute, glissement, dégonflement, crissement, plongeon, là où la conscience se saisit du corps – ou l’inverse – là où se rencontrent les sensations, s’extirpent les émotions, se façonnent les sentiments pour que ce sol palpite en moi, qu’il s’exhale pour enfin comprendre comment il s’appesantit sous moi, comment par mes mains posés sur ses saillies, il s’agrippe à moi , comment par ses creux, il m’offre où m’asseoir, par ses bosses et entre ses aplats, il me débusque un horizon, m’invite à découvrir le monde et, par ses courbes et ses croisements, il m’affiche un virage pour que je m’interroge sur la direction à prendre, qui, par ses enchaînements de surfaces, me pousse à la décision mais, à m’échauffer de la plante des pieds jusqu’au front, à flotter, à me balloter entre ses abîmes, les mots m’échappent car il file loin devant, loin de moi, sans que lui ne porte jamais de point final à ses lignes ni sur ses traces, parce qu’il est sans limite – même ses ruptures n’en sont pas – parce qu’il se poursuit en continu, forme boucle et, à moi qui lui cherche un point de départ et un point d’arrivée, pour me sauver et m’affranchir d’un Sisyphe à trop pousser la langue sur son dos ou en dessous, entre ses racines et ses vides, sur des sous-sols qui n’en sont plus dès qu’énoncés et mis en avant, il me propose là, à presque point nommé, une couche suspendue, au-dessus, en trois points pour que je puisse m’échapper : « … »
La langue peut tout et vous parlez bien, vous me laissez sans voix. On s’évade de tout. On écarte et on rassemble. Liberté total qui permet s’affronter sa vie, la pauvreté sur le chemin. Notre vie que l’on ne veut pas assimilé avec celle des autres mais qui ne serait être sans les autres.
Merci beaucoup pour ce retour Rudy Brindamour, votre ressenti de dernière phrase me touche !