Margo avec son nez de hérisson, ses yeux lavandes très enfoncés et sa pâleur de liseron au col serré des chemisiers rose /bleu. Elle a de petites dents régulières comme un collier de perles à jouet et sourit lèvres fermées. Ses mèches courtes sont ordonnées et d’un gris presque bleu qui va aux yeux. Les jupes coupées maison de Marguerite, en lainage demi saison l’hiver comme l’été. Ses mouchoirs aux initiales coton-perlé glissés dans la manche du chandail – la rémanence de l’aiguille chasse les émois de Marguerite. Margo la sage, la sans âge. Sur sa table de nuit il y a trois brins de lavande éventée qui lui servent de marque page. Une vierge opaline verdit sous l’abat jour froncé. Les draps camphrés de Marguerite. Les nuits longues/courtes/longues de Marguerite. Sa peau blanche, comme nuit, sous la liseuse crochetée, qui lui couvre le cou et les coudes quand elle lit ou coud après minuit. Marguerite, l’ainée des filles, née deux ans après le premier garçon pupille de la nation mutilée. Ni vraiment jolie, ni laide, ni jeune jamais, ni vieille. Qui a un charme dans la voix, des inflexions profondes, de doux graves qui l’embarrassent. Marguerite, la sage. La comptable avec ses horaires de bureaux ; sa gomme, son crayon, ses colonnes de chiffres impeccables. Un seul faux bond en 40 années de calcul – un congé maladie de trois mois à n’avaler que des soupes tièdes. Marguerite hagarde, les yeux secs. Quand on aurait jurer voir Malou à genoux se fut elle Marguerite qui fléchit. La mort de la mère l’avait jetée à terre. Margot la très sage. La grise. qui ne sut rien des replis de son corps. Occupa ses mains ailleurs. En toute saison à toute heure. Compta. Broda. Charria la terre du jardin. Fit des gelées de fruit paraffinées, des liqueurs, des eaux de vie. Aima Pascal en Pensées, Verlaine en Amour et Sagesse. Chanta aux offices en étouffant son feu de Mezzo, s’efforçant à chanter toujours plus haut. Confidente, elle fut une oreille de marbre. Écouta l’inavouable, écopa émois et larmes sans ciller. L’indulgente Marguerite sans âge. La grise aux bras blancs. La comptable. Et Marie-Louise la violine. « l’exagérante ». Malou la cadette de deux ans. Avec sa ride verticale au front, ses yeux braise, entre bleu et noir, enfoncés et petits comme ceux de sa sœur. Avec son chignon crêpé haut, ses cache-gorge en indienne sur les robes grenat infroissables – Malou qui oserait le tailleur pantalon à plus de soixante ans. L’ardente. L’emportée. Celle qui fond cœur baissé et tout à trac. Malou avec sa poitrine plate en balconnets, ses mains courtes, ses pieds de poupée. 1M 55 comme Margo. Son double. Sa Marguerite, son positif. Marie–Louise-Malou qui a dansé avec un loup ; est tombée sans se briser tout a fait. A aimé sans mot dire, sans maudire, sans mourir. A froissé sa coiffure d’oranger puis refermé ses genoux. Qui fume des Lucky épicées deux ou trois, six jours sur sept. Mange du maigre ou du colin le vendredi avec Margo. Parle aux pierres du jardin et du cimetière. Allume des cierges pour la beauté des flammes. S’abstient de confession. Dit parfois tout d’un seul jet à qui veut bien l’entendre, s’en mord les lèvres. Jure de plâtrer sa langue. Aime Jésus pour sa beauté. Christ pour ses blessures. Hugo pour sa monumentalité, ses excès, ses causes, ses indigents. L’exil. La fille morte. Marie-Louise qui tapait les manuscrits et les lettres comme on eut aimé jouer Chopin. Fut secrétaire pendant trente ans, dont cinq pour l’écrivain qui mourrait d’un accident d’automobile sur une route pourtant très droite. Marie-Louise qui s’essayait en secret au quatrain et s’écrivait des lettres d’amour qui la faisait pleurer. Marguerite et Marie Louise qui étaient sœurs qui était couple. Ne s’étaient pas choisies. Vécurent toujours ensemble ; longtemps dans un deux pièces avec salle d’eau qui tremblait au passage du métro aérien. Reprirent enfin la maison de l’enfance. Du père mort en 18. De la mère qui avait ouvert le gaz. La mère qui était morte un matin de 1953 de son chagrin de 1918 … Celle qui avait calfeutré la fenêtre et calfeutré la porte. Qui avait un chagrin incompressible. Fut percée entre les lobes, garderait la tête inclinée sur l’épaule droite, aurait une main gourde. Qui disait : — L’un d’eux mais pas lui. Parlant de ses enfants, parlant de son mari. L’aurait pleuré sa vie entière. En noir sa vie entière. Jusqu’au tuyau du gaz. Marguerite la grise et Marie-Louise la violine dans leur jardin éclaboussé de capucines couleur d’agrumes, de pivoines rose thé, de roses jaunes épineuses au parfum de verveine, de roses roses avec un air d’œillet, pétales serrés froncés, concentrés sur leur parfum trop sucré d’eau de Cologne (les rouges de la passion longtemps qu’elles poussaient à rebours sous la terre ; les rouges enfouies-enfuient avec le chagrin de la mère qui porta le noir toute sa vie et ne mit un col ivoire que pour aller marier ses fils. Margo la grise et Malou la violine en bleu de jardinières dans les plates bandes de Montmagny. Avec l’arrosoir géant. La brouette qui brinquebale et grince. La grise, la violine. L’allée de poiriers aux bras de Vishnou. Le cerisier trompe la mort plié au mur de briques. Les framboises bosselées qu’on détache entre deux doigts sans se tacher. Les mirabelles trouées d’abeilles. L’épouvantail en redingote. Les rires d’enfants de passage, quand les jours ont rallongé et qu’on a sorti le salon d’osier. Les rires qui font une cascade au jardin paré de fruits et de fleurs. Le jardin qui jacasse et pépie. Quand on est passé voir les tantes. Les sœurs en taille de poche. A peine trois mètres à elle deux. La grise. La violine. La grise qui coupe des tartines larges comme la main avec la gelée de groseille et le beurre jauni qu’elle a gratté en économe sous le serpentin tue mouches. Quand on est venu voir les tantes , Marguerite et Marie Louise. Malou qui ouvre en douce une boite à biscuit en fer blanc dans l’entrée de la maison qui a l’odeur de poussière propre. Et le facteur boit son café un jour sur deux avec la poire maison servie dans un verre à liqueur qui date du trousseau d’avant guerre qui tua le père qui tuerait la mère à petit feu jusqu’au gaz. Le café amer un peu brouillé qu’on sert devant la cuisinière à gaz de la mère où bout l’eau des pâtes à potage où cuit l’agneau de Pâques coupé en deux par le facteur pour Marguerite qui n’a pas vu le loup. Margot toute droite sur l’allée comptable au cahier surligné et Marie-Louise en grenat comme des poupées devenues vieilles la lèvre mordue de poils drus toutes piquantes de baisers sonores à Noel les deux qui vous tirent à elles pour vous embrasser vous plient en deux sur vos pates d’échassiers les tantes jumelles de tailles 3m à elle deux qu’on pense toujours par deux les différentes les mêmes pas les mêmes toutes pareilles dans la maison de la morte où l’on ne casse rien de la mère morte au gaz de la cuisinière des tranchées de brouillard vert du père qui était mort tranché en morceaux comme l’agneau de Pâques de Marguerite et de Marie-Louise les fille de Mémé la penchée les filles du mort tranché qui avait eu le temps d’en faire quatre et PFUITTT le brouillard vert PFUITTT le trou PFUITTT le chagrin noir de mémé la tout en noir la morte vive de Margot et de Malou et l’odeur de poussière propre de fer blanc de lavande de camphre de gelée paraffinée d’yeux tout petits bleus lavande bleu nuit de mains et de pieds de poupée drus gris violine aux larmes de métro aérien d’étranger et de peste de croix comptable de lettres brulées ou brulantes en lainage à vélo dans une robe grenat infroissable qui va au loup chante grave cousue entre les heures de bureau avec le grand écrivain dans l’automobile qui a laissé Marie-Louise sans travail. Un jour mon frère a dit : « les Gremlins ». Nous avions passé vingt ans. Elles étaient déjà vieilles un peu plus que nous aujourd’hui. On ne pouvait plus s’arrêter de rire. Marguerite la grise et Marie Louise la violine. Leurs bras courts. Leurs duvets drus autour des lèves. La grise. La violine. Une nuit Margo aura craché sa vie sur le drap . Marie Louise c’est dans les fleurs qu’elle entrerait en convulsion ; juste le temps de sortir de l’hiver pour voir les capucines et elle rejoindrait Margot sous la pierre grise.
Alors là ! Stupéfaction de trop de belles choses à dire de ce texte, ce portrait double, de l’énumération avec toujours un petit choc, une petite pépite avant de passer à celle d’après. Une lecture qu’on ne peut que déguster. C’est vraiment magnifique, je pourrais tout te citer un passage par ligne. Pour moi c’est perfection. J’ai écrit Ninie et Sophie dans un de nos ateliers précédents mais toi tu as trouvé comment les sortir de ce que tu connaissais, leur donner jeunesse et élargir leur vie et ça a une autre ampleur et une mulitude d’images de ton écriture poétique. Encore… Merci.
Chère Anne merci. C’est bizarre cette histoire de duos, cette 10 qui n’a pas son numéro dans la colonne des propositions. Elle m’a donné vraiment l’envie de m’y mettre. Merci à toi, et à François pour l’aventure .