…. Et l’ambulance du SAMU fonçait sur l’autoroute, parce qu’ils savaient bien que pas une minute ne devait être perdue et déjà, du temps, il s’en était écoulé beaucoup trop quand ils avaient été appelés pour venir le chercher, peut-être que sa femme aurait dû réagir plus vite, quand il avait commencé à déambuler dans la chambre sans plus savoir vraiment où il était – et il avait sans doute ce geste qu’il répétait souvent quand il était au volant de sa voiture, achetée depuis peu, – se passer l’index de la main droite sous le nez, comme si le bruit du klaxon lui semblait incongru, et que le geste lui était nécessaire pour s’assurer que, oui, il pouvait le faire – mais c’était tout aussi bien un autre geste qu’il avait tenté pour vérifier qu’il était encore bien là au moment où ses sensations le trahissaient et qu’il sentait les mots qui accéléraient dans leur fuite vers le gouffre de la mémoire qu’il était en train de perdre en même temps que sa vue se troublait alors que le corps se vidait lui aussi peut-on savoir exactement puisque par la suite jamais plus il ne pourrait dire comment ça s’était passé et qu’il allait resté comme ça, hors du langage pendant vingt trois ans encore à tenter de sortir de cette aphasie, mais le mot il aurait bien été incapable par la suite de le dire, tout ça parce que l’hôpital dans la ville qu’il habitait avait mauvaise réputation et qu’on avait dû le transporter à la va vite en maintenant artificiellement les fonctions vitales, comme on le dirait plus tard à son fils quand il viendrait le regarder, juste le regarder à travers la vitre de la salle de réanimation et que le médecin éviterait soigneusement de se prononcer parce que alors on ne pouvait pas savoir quelle serait l’issue, mais on se doutait bien que des dégâts il y en aurait si jamais il s’en sortait, au point que le fils, il se disait que ce serait peut-être mieux qu’il meurt, ressentant un malaise de pouvoir penser cela, une culpabilité même parce que cela faisait si longtemps qu’il attendait qu’il disparaisse tant il lui avait rendu la vie impossible, seulement, la mère, qu’allait-elle devenir elle qui n’avait jamais travaillé, pas seulement parce qu’il avait fallu élever les enfants, mais aussi parce que le père dans sa paranoïa lui avait clairement fait comprendre – et parfois même de manière brutale – que travailler, pour elle, il n’en était pas question, comme si elle avait été sa propriété – à cette époque s’était le cas pour beaucoup d’autre femme – mais, elle, la mère, qui avait toujours ressenti la vie comme une agression, depuis que son père à elle était mort d’un cancer du poumon – peut-être le travail de mécanicien qu’il avait assuré toute sa vie, allez savoir – la mère dans l’esprit de laquelle jamais l’idée d’une trahison n’avait germé finalement (oui le souci du père s’était cela, cette terreur de l’abandon qui l’habitait depuis que sa mère à lui était morte empoisonnée quand il avait à peine treize ans) la mère donc s’était installé dans cette situation de dépendance, victime consentante d’un bourreau domestique comme il y en avait tant d’autres, et le fils alors comprenait que si jamais il n’en réchappait pas, le père, ce serait à lui qu’incomberait la charge de cette femme, pour laquelle désormais il n’éprouvait plus que de la pitié, et des deux plus jeunes frères, d’autant que les aînés s’étaient comme on dit « installés » ou bien avaient « fondé une famille » , alors comment souhaiter qu’il succombe le père si cela devait lui coûter à lui sa liberté et à mesure que le médecin lui parlait les phrases se brouillaient dans son esprit il se voyait piégé par un sentiment filial, une sorte d’impératif que personne ne lui imposait si ce n’est l’idée absurde qu’on était toujours dans la dette à partir du moment où l’on était en vie, comme si on savait ce qu’on faisait quand on mettait un enfant au monde, souhaitant se « défiler », être ailleurs, maudissant ce caillot sur lequel venaient buter quoi ? l’espoir d’une nouvelle vie, la continuation d’une existence qu’on vivait sans trop savoir quelle était la part qu’on y prenait vraiment, rêvant que tout cela puisse devenir un jour une histoire, tant la cohorte des évènements les rendait illisibles, comme autant d’unité séparées les unes des autres et qu’il faudrait réassembler un jour pour leur donner sens au risque d’y perdre leur singularité, mais à ce moment-là il était bien loin de formuler ce qui s’agitait de manière contradictoire dans sa tête, la pensée courant alternativement de la vue de ce corps allongé sur un lit d’hôpital et dont la survie était maintenue par tout un appareillage compliqué de tubes derrière lesquels il disparaissait, à l’image qui lui revenait du mutisme obstiné du petit frère qui l’avait accompagné et dont il n’avait pu tirer aucun mot, éprouvant un tel désarroi de ne pas parvenir à ressentir autre chose qu’une peine inutile et sans véritable but, puis revenant (la pensée) vers la mère qui n’affichait aucun signe particulier de tristesse, sinon le trou du regard traversant littéralement l’espace pour se fixer sur une image ou un souvenir dont elle seule possédait les arcanes et qui lui restait inaccessible, et le personnel en blanc derrière la vitre qui accomplissait sa tâche avec une sorte de lenteur détachée telle qu’on aurait pu croire qu’il appartenait à une autre dimension, « dévissé » pour ainsi dire de l’instant dans lequel résonnait seule et se détachant du silence artificiel la parole du médecin qui tentait de donner l’idée la plus précise possible de ce à quoi on pouvait s’attendre soucieux surtout de ne rien conclure et de laisser le champ à l’espoir qui somme toute n’en était pas un vraiment si le fils y réfléchissait un tant soit peu, la parole s’évaporant peu à peu dans ce qui lui resterait de ce morceau d’existence dont par la suite il se demanderait vraiment s’il l’avait vécu….
Oh, c’est bien ce mélange des mots qui échappent au père et qui defilent dans la tête du fils qui regarde à travers la vitre et on sait dès le début comment ça finira mais on est pris dans ce flot de pensées du fils qui revisite le passé de la mère et envisage ce qu’elle deviendra si jamais. Le rythme est parfait, c’est fort et on colle à la scène. La dette, ce que ce texte en dit, c’est précis, dur et si juste parfois. Merci.
« Les mots qui passent du père au fils », vous m’ouvrez une lecture à laquelle je n’avais même pas songé tellement la chose s’est faite dans le souci de coudre des éléments disparates. Merci de cette lecture.
« une sorte d’impératif que personne ne lui imposait si ce n’est l’idée absurde qu’on était toujours dans la dette à partir du moment où l’on était en vie… » tellement bien formulé et l’emploi de « devisser ». Vraiment c’est beau. Merci.