La foire, c’est forcément de Liège…

C’était chaque année aux environs de la Toussaint dans le mois de novembre ou un peu avant : la foire. On se le disait entre nous, c’est la foire, je vais aller à la foire, la foire de Liège, avec tous ces manèges et toutes ces baraques pour manger de tout, des hamburgers déjà mais aussi des croustillons et des lacquemants qu’on ne trouverait que là à la foire à ce moment précis de l’année sur cette allée sans fin où marcher avec de part et d’autre d’elle centrale des manèges et des baraques à bonnes choses à manger ou seulement à regarder comme les pommes d’amour qui sont meilleures à la vue qu’à lécher ou croquer. C’est le mois des manteaux de fourrure pour aller sur les tombes qui comme au signal sortent de leur cachette pour ce grand jour de promenade ritualisée et la main d’enfant subrepticement s’égare pour caresser cette douceur réservée aux grandes personnes. La foire il faut la prendre à son début et suivre un sens bien défini. Ce jour-là il ne pleut pas. La main sagement dans celle de Bonne-Maman qui n’aime pas les manteaux de fourrure qui sont trop lourds et pas pratiques quand il pleut, qui accepte d’acheter des billets de tombola, petits papiers pliés en quatre à choisir dans une corbeille tendue aux petits doigts et compter jusque cinq ou dix elle sait déjà, hésiter au moment de saisir le dernier de la série autorisée pour les sous que Bonne-Maman a donné au monsieur, assises les unes à côté des autres un peu comme sur les gradins du stade de foot mais en plus raides, les grosses peluches, c’est nounours ou bien ces animaux de Walt Disney, qui paraissaient énormes, si grosses qu’on pourrait à peine les porter si jamais on avait le bonheur de les gagner et qui vous regardaient avec un air adopte moi adopte moi et l’envie si forte qui fait remuer trépigner les jambes d’enfant et l’espoir aussi qui court de bas en haut qu’il faut se retenir de crier, il y avait aussi les poupées, grandes les poupées, avec des robes magnifiques aux couleurs violentes avec des rangées de volants, si larges et longues qu’on ne voyait pas les pieds en dessous on ne voyait pas les jambes des poupées en position assise jambes écartées parce que c’était comme ça les poupées d’autrefois quand on les asseyait elles écartaient les jambes et bizarrerie de cette position mais avec la robe longue ça ne se voyait pas et leurs cheveux pas possible de les coiffer des cheveux fixés collés en chignon impeccable et on ne pourrait rien faire avec, disait sa mère à qui elle en avait parlé, la robe est cousue tu ne pourras pas l’habiller tu ne pourras pas la coiffer et en plus elles sont affreuses, c’est ce qu’en disait sa mère, des poupées pour les petites Italiennes mettre sur le lit bien refait pour garnir la chambre, des poupées auxquelles il ne faut pas toucher, affreuses, le mot comme un épouvantail au fort potentiel pour en dégoûter l’enfant, mais à la foire elle était avec Bonne-Maman et ça changeait tout, tellement envie d’elle, la trouver si belle par-delà le mot affreuse, choisir tout bas celle avec la robe rose et les cheveux blonds ou celles avec cheveux noir jais et robe violette de satin brillant, hésiter tout le temps que durait le dépliage des billets entre les grosses mains du monsieur, un billet de tombola puis un autre et jamais le bon numéro, et c’était toujours perdu et regarder dans la corbeille du monsieur parmi tous ceux qui restaient, qu’elle n’avait pas choisi, forcément parmi eux, le numéro gagnant lui qui lui permettrait de remporter la poupée ou le gros ours en peluche s’il te plaît encore cinq rien que 5 s’il te plaît Bonne-Maman cette fois-ci je suis sûr que je vais gagner et la grand-mère d’expliquer que non pas forcément et aussi le remord face à sa responsabilité d’avoir fait croire à l’enfant en tout cela en Dieu ou à St Nicolas et finalement l’enfant et son sentiment d’y croire si fort c’est un peu de sa faute, et qui finalement acceptait de racheter cinq  billets de loterie de tombola et bien sûr jamais le billet gagnant et reprendre le parcours et regret de tant de joie au départ et remorquer maintenant déception de l’enfant au bout de sa main dans le long de son bras, elle sent bien comme ça tire de ce poids qui ne vient pas seulement de l’enfant, se dire que ça va passer et tressaillir à chaque fois qu’elles croisent tout au long du parcours ces pères de famille d’enfants plus chanceux qui portent comme trophée la peluche ou la poupée tant convoitée et l’enfant de passer à côté sans comprendre pourquoi désir si fort et qui ne suffit pas pour infléchir la chance. Elles marchent insensibles au froid mordant de novembre à cause des rires et aussi de se retrouver et de toute une après-midi sans les parents et ensemble et tout à coup il est là à droite et si celui-là on n’y va pas, on entrera dans le suivant, elle ne veut pas y aller mais sa cousine insiste elle veut faire le train fantôme l’autre ne veut pas a peur du noir a peur des sorcières même si ce sont des sorcières en plastique peur des araignées peur qu’on lui fasse peur peur avant la peur peur dès que assise à côté de sa cousine dans le train fantôme et plongée dans le noir après les portes battantes toujours elle finit par accepter pour lui faire plaisir et toujours garder les yeux fermés jusqu’au retour à la lumière est-ce moins peur de choisir son noir derrière ses paupières closes est-ce moins peur d’imaginer sorcière en plastique araignée en plastique quelque chose dans ses cheveux a bougé moins peur de savoir qu’on ne lui fera pas peur parce que ses yeux sont fermés. Il pleut et c’est marcher à droite dans de l’allée centrale derrière ceux de devant et de part et d’autre de leurs deux corps serrés  sous le parapluie l’alignement des manèges, le parapluie bleu leur fait protection avec de gros chats avec un gros chat rouge qui court après un autre gros chat rouge qui court après un autre gros chat rouge et ça fait tout le tour de la toile du parapluie avec un manche en bois solide rassurant et sous ce parapluie on peut se serrer et adapter le rythme du pas de l’un à celui de l’autre, accorder leurs souffles et leurs émois et c’est prétexte, trop jeunes si les parents les voyaient et c’est délice et tant pis pour les bottes neuves qu’on a voulu mettre pour être belle pour lui son amoureux et qui seront salies dans cette espèce de gadoue, l’asphalte recouverte des feuilles pourrissantes tombées des arbres centenaires et tristes qui encadrent les manèges et les contiennent dans cette allée infiniment longue sans débordement possible sur les deux boulevards de part et d’autre  et c’est ne pas sentir le froid parce que serrés l’un contre l’autre et c’est vouloir que ça dure toujours. Que ça dure toujours avec lui, avec lui c’est la baraque de tir à la carabine et parce qu’il vise bien toujours quelque chose à lui offrir après, fleur peluche petite chose insignifiante mais offert et reçu et beau à cause de ça et c’est joie dans le dedans du corps de ce qu’on lui a offert de ce qu’on a gagné pour elle en mettant bien l’œil dans le viseur là où il faut en prenant son temps et en ne tremblant pas en appuyant le coude et PAF le morceau de craie qui gicle, ou deux, et bientôt tout le bâton de craie envolé, libéré le fil de fer qui reste seul à soutenir fleur ou plume, mais parfois moins de chance et devoir repayer encore un peu parce que la fleur, pour l’avoir, juste il faut encore tirer un ou 2 coups et il ne manquait que quelques plombs, toujours il en faut un peu plus que ce qu’on avait prévu. En groupe, les parents ont autorisé et ce sont les premières sorties qu’ils acceptent, sans eux avec, les parents, en groupe dans la chenille on se répartit, mais c’est bonheur si par hasard assis à côté de lui écraser son corps contre le sien à cause de la force centrifuge et lever les mains parfois comme tous les autres. Pour faire la foire à deux, ils ont pris le bus seul chacun de leur côté pour être à deux sans les autres et c’est première fois, les auto tamponneuses jamais elle ne conduit préfère s’asseoir à côté peur des chocs s’y attendre voir arriver le choc le redouter et puis bang le choc dans le corps rigidifier ses muscles pour moins le ressentir durcir le corps dans son contracté pour moins ressentir l’impact c’est ce qu’elle fait et c’est étrange avec lui qui les évite qui conduit prudemment qui conduit bien quand d’autres cherchent exprès la collision qui ont volonté de foncer dans les autres voitures à répétitions ne faire que cela chercher l’affrontement et en elle  incompréhension de leurs corps qui se dressent sur les 2 pieds pour donner plus de force aux collisions qu’ils vont provoquer ou moins les ressentir, elle ne sait pas, elle ne comprend pas. Avec lui un autre plus tard c’est lui au volant et elle jamais conduire c’est pareil et ce n’est pas pareil c’est moins bien toujours ce sera moins bien. Ramener au pays quitté les enfants qu’elle a eus et avec eux faire la foire de Liège, c’est le peu qu’ils connaîtront du pays dont longtemps ils portent la nationalité sans que ça évoque autre chose que Knokke le Zout, la foire et le drôle d’accent de la dame à boulangerie. Et amener ses enfants sur cette allée centrale qui partage boulevard d’Avroy équitablement, quatre voies dans un sens d’un côté et  quatre voies dans le sens retour avec leurs  petites mains dans les siennes suivre leurs regards émerveillés nez en l’air pour suivre les arabesques des manèges volants ou les lumières féeriques des baraques qui se suivent unanimement roses dans l’odeur douçâtre de la barbe à papa qui ne tient jamais ses promesses et s’effondre instantanément à chaque bouchée entre langue  et palais la tête dans les étoiles oublieuse pour l’heure du noir boueux à leurs pieds gelés tandis que tombe la bruine et remercier le ciel pour le temps clément d’avoir évité la drache. Envie de faire passer cette magie, ce que c’était la foire de Liège et les lumières des manèges dans la nuit froide dans la nuit d’hiver qui tombe à cinq heures à cette période de l’année, des fins d’après-midi où on voudrait juste rester calfeutré auprès du feu mais on est passé avec le bus et on a vu les lumières entendu la musique et c’est la foire et tourner la tête torsion de la nuque relayée par le corps perché depuis le siège derrière le conducteur tout le temps que l’on peut happer du regard et des oreilles tout ce qui se voit ou s’entend d’elle, la foire, et tout le temps que durera la foire et que le bus passera devant ce quelque chose de joyeux qui s’inscrira à l’intérieur une façon de lutter contre l’hiver en attendant la Saint-Nicolas et puis la Noël parce que pour lutter contre ça il y a chaque année la promesse de la foire de Liège comment fait-on pour faire partager un souvenir d’enfance et pourtant ça marche eux aussi plus tard la foire pas besoin de dire de Liège c’est évident il y a la foire demandent on retournera sur la foire dis maman on pourra aller sur la foire sa mère au téléphone le lui dit chaque année comme on dit c’est l’anniversaire de Paul ou Pierre elle dit il y a la foire chaque année depuis qu’elle est partie vivre loin. La foire, ce n’est pas la fête, la fête, on lui explique, c’est la fête foraine avec seulement quelques manèges sur la place du village mais en ville, celle de Liège, la fête foraine c’est la foire. Elle marche devant. A 85 ans elle marche devant eux, malgré la béquille dont elle se sert comme d’une canne, droite comme elle malgré le corps gémissant. En trench beige, par-dessus plusieurs pulls, elle a abandonné les manteaux de fourrure depuis longtemps. Derrière ils suivent.  Ils marchent sur ses pas, serrés l’un contre l’autre, main dans la main.  Ils n’ont pas de chance il pleut  mais ils n’ont pas de parapluie de toute façon lui les parapluies il n’aime pas ça elle devant a récupéré la casquette de son mari parce que rien ne se jette qui puisse encore servir ou pour revendiquer ouvertement la place du chef comme elle a pris possession du grand fauteuil bien en face de la télévision avec le radiateur à gauche sur lequel elle peut poser le journal ou tout ce qu’elle veut maintenant qu’il n’est plus là pour l’inciter à ranger elle marche devant sans parapluie qui serait bien trop lourd pour ce que peuvent encore soulever ses bras tandis qu’avant du temps de son corps alerte elle était trop pressée pour s’encombrer d’un parapluie elle ne craint pas la pluie jamais elle ne craint je pensais son corps toujours plus fort que tout plus fort que la mort elle le croit elle marche devant elle dicte la cadence malgré son corps limité dans ses mouvements elle avance et le couple derrière à la traîne jusqu’à la baraque à croustillons c’est ce qu’elle préfère les croustillons alors ils en achètent avec le paquet de croustillons en main ce n’est pas pratique de continuer à avancer et la béquille gêne il faut les manger chauds le sucre tombe à terre il vaut mieux trouver un endroit pour s’asseoir à l’abri de bus par exemple ce sera plus pratique alors ils s’asseyent là alignés à 3 le dos appuyé à la vitre et ils mangent des croustillons le sucre qui tombe sur son trench il faudra le lui épousseter elle a toujours mangé en faisant des tâches ça ne date pas d’hier ils sont contents de pouvoir asseoir leur corps un moment pour qu’il récupère il a mal au dos elle a un début de mal de tête contents de lui faire plaisir mais épuisés de la suivre il est temps de le dire que c’est l’heure de rentrer qu’on a assez marché pour aujourd’hui elle devra bien les suivre à contrecœur malgré les croustillons qui lui « ont bien goûté » elle les suivra à contrecœur. Dicter la cadence elle est née pour ça, elle n’entend pas y renoncer. On reprendra la marche dans l’autre sens et on avancera à droite sur l’allée centrale avant de quitter la foire.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

13 commentaires à propos de “La foire, c’est forcément de Liège…”

  1. L’image qui a retenue mon attention c’est celle de la barbe à papa, toujours déceptive et qui devient comme une métaphore de la mémoire magma dont les fils finissent par se tirer s’étirer pour faire surgir un personnage ou deux ? Bonne maman est-ce bien la même que la mère à la fin ou l’autre même ou la stabilité même qui garantit le souvenir si dur à cerner ou plutôt si difficile à évoquer dans son authenticité. Rester fidèle en somme.

  2. Merci, votre œil sur le texte est précieux et le sort du brouillard avec votre long commentaire. Il me donne aussi l’envie d’y retourner pour différencier Bonne-Maman de sa fille, la mère, devenue âgée. Je croyais que les manteaux de fourrure le permettaient. Et vous me permettez de constater qu’il n’en est rien. Et vous avez raison. Merci.

  3. moi c’est Bonne Maman parce que cela commence ainsi, et puis c’est le glissement… et sais pas si ça me lance mais ce fut tel plaisir de la suivre de foire en foire (il y a le parapluie aussi et l’abri contre pluie mais aussi regard .. bon et puis tout

  4. Oui, J’espère que cela te lance, Brigitte, car ce serait double plaisir, ton commentaire et ton texte dans lancement… Tellement merci de ta lecture et de tes mots.

  5. Les manteaux de Toussaint que l’on frôle. Juste l’ombre des morts dans cette foire qui vous fait les yeux – écarquillés- plus grands que le ventre. Impressionnant, formidable, épisode des poupées avec leurs cuisses ouvertes, leurs robes de toutes saisons et leurs chignons qu’on ne coiffe pas. Poupées de lit moches et décoratives, (pour les petites italienne -). Bonne maman comme on a envie de lui prendre la main.
    La  » longueur »du texte -sa durée il faudrait dire- pour déployer toutes les matières et se perdre aux corps de la foire? Douceurs et peurs à fleur de peau. Merci Anne.

  6. moi ce que me dit le texte c’est la transmission, transmission du passé de nos rêves de la magie de l’enfance. de la difficulté aussi parfois d’y arriver, avec la pluie s’est plus compliqué, mais tant pis, pas besoin de s’en protéger trois générations trois époques au milieu de la foire qui s’écoule. Merci Anne!!

    • Merci de ta lecture et de ton retour, Jeanne. Je m’étonne de ne pas avoir répondu… Désolée. Oui, tu résumes bien, ce que je ne sais pas faire, c’est en effet une histoire de transmission. Merci

  7. Embarquée dans ce déplacement dense au nord d’une enfance qui se fraie un chemin dans le sillage de l’aïeule bravant foule, stands, objets offerts, odeurs, disparition programmée en pleine abondance, ce qu’on gagne et ce qu’on perd en dérivant, quelque chose de Jérôme Bosch dans les coutures, merci

  8. Tous les sens sont en éveil, et dans cette foire de Liège, s’est glissée la foire d’Auch avec sa Bonne Maman, ses billets de tombola, sa poupée affreuse et désirées…merci pour cette invitation…

    • Très contente de vous retrouver, je garde en mémoire un de vos textes lorsqu’on avait dû écrire en allant prendre des idées ailleurs. Merci de votre lecture et votre retour attentif.

  9. Votre façon d’écrire, hachée et coulante à la fois, invite à vous suivre dans ce périple sans lâcher, baraques et manèges, poupées qu’on ne gagnera jamais, bottes neuves qui prennent la gadoue, auto-tamponneuses qui se heurtent, gourmandises de foire indémodables, qui font remonter des souvenirs d’autres foires, des foires d’ailleurs et donnent le tournis