On dit la fosse je vais dans la fosse – sans qu’à ce moment-là ça puisse prêter à confusion, sans qu’il y ait glissement de sens ni chute ni association malencontreuse avec l’autre, de fosse. On dit la fosse moi j’y reste c’est mieux. Tu rigoles ou quoi je vais pas m’asseoir c’est pas le moment !
J’y suis, tendue dans mon corps comme dans un pull trop chaud au creux de la foule qui se crie se creuse d’attente et dégouline déjà sous les projos, et sous la bière répandue. Juan s’est avancé jusqu’à la scène, nez au ras de l’estrade, semble de là où je l’observe sniffer les fumigènes, camouflé derrière ses étranges lunettes bleues fumées électriques. Il ne bouge plus, a gardé son blouson bleu marine et sage alors qu’il fait déjà très chaud dans la foule des corps qui tanguent, virant de bord à bâbord, grattant le sol les pieds énervés par le vibrement de la basse qui résonne jusqu’au sternum, punkitude du métronome emballé qui cabre les torses, chavire les regards lorsqu’ils se croisent ivres d’accords acides, de bière ou de la chaleur des autres corps qui se balancent s’en balancent, ripent par instant hors de leur centre de gravité, projetés malgré eux malgré tout les uns vers les autres les uns sur les autres quelques-uns au sol mais qui n’y restent pas, c’est un ballet déjeté, toute trajectoire déviée sous les rayons croisés des projecteurs qui s’attardent sur nos têtes qui se secouent et qui ne fatiguent pas, pieds et mots qui se forment mais que l’on n’entend pas et bouches humides de l’alcool et de la sueur qui s’y mélangent, commissures hilares, c’est le Pogo, personne ne tient vraiment debout, personne ne tombe vraiment, jeu de quilles où l’on ne recherche que ça, être une quille, osciller, jouer des coudes et des jambes, lancer sa tête en avant, à se la décrocher, pour mieux la rattraper, se la mettre sous le bras au chaud à l’abri contre sa poitrine , pour mieux cocher toutes ses cases intimes, celles qui vibrent à l’unisson avec les autres, ces autres corps qui se lancent en même temps dans le même espace, c’est le Pogo, personne ne perd personne ne gagne, chacun y gagne, à se perdre.
Juan remue lentement dans les infra basses. Il faut le fixer avec attention pour se rendre compte que son corps flotte au-dessus de sa taille, micro mécanique de précision calée sur la basse de David. Bourdonnements. C’est presque un bruit d’insectes qui s’agitent dans son abdomen, dans nos ventres, qui s’ajoutent se jouxtent en créant de la mémoire collective intime, parcellaire et intégrale, précieuse et intégrée. C’est pareil pour la fille à côté de moi qui a noué sa doudoune autour de sa taille. Je ne la regarde pas. Elle ne me regarde pas. Mais je ressens toutes les vibrations qui se répandent en nappe épaisse, comme un pétrole spécial, à l’intérieur de son corps qui frôle le mien par instant. Dorures hallucinées des projos et nos joues gouttent d’ivresse et de riffs et de refrains scandés par nos poings qui se lèvent tout seuls. Je suis dans la foule je suis dans l’hydre, dans la masse même de nos chairs qui s’entremêlent et s’entrevibrent, comme un seul et même instrument. La scène a disparu noyée sous les fumigènes. Kick chante. On chante aussi, du plus profond de nos diaphragmes – « je veux du vent du bruit et j’aurai tout ce que je veux ».
Ah c’était bien bon ce pogo j’y étais aussi ! Merci pour les souvenirs 🙂
De rien Juliette, heureuse de pouvoir partager ce souvenir…décapant :-))