Coudes sur la table, tête dans les mains, l’air un peu vague, l’air un peu chiffonné, il lâche un soupir comme on lâche des chevaux. Il va bientôt parler, c’est un rituel chez lui, lancer les mots sur un souffle au péril de leur vie. Il va rejoindre la liste du maire sortant pour les élections. Voilà, il l’a dit. Il inspire, laisse la prochaine phrase se surprendre aux grains de lumière avant de la projeter dans la réalité. Il doute de l’utilité de cet engagement, mais il doit faire quelque chose, trois fois il le répète, faire quelque chose, ne pas rester chez lui, canapé-télé devant le monde qui part en fumée, faire quelque chose, il a été de toutes les manif, de toutes les assos, il ne prend plus ni avion ni voiture. Mais tout ça, dit-il à son verre vide, tout ça ne suffit pas.
– Je vais écrire à Nicolas Hulot pour qu’il nous soutienne.
A la question qui brûle mes lèvres moqueuses et que je n’oserai pas lui poser, il répond qu’il a pensé à lui parce qu’il a un pouvoir fédérateur. Il n’osera pas aller plus loin sans un autre verre. Il appelle le serveur, commande deux pressions, hésiter à me confier le fond de sa réflexion : il a regardé le top 50 des personnalités les plus appréciées des Français, c’est instructif, il a tout décortiqué, la seule personnalité politique qui y apparaisse, et il regrette précise-t-il, en me fixant de ses yeux bleus comme les lacs de montagne où nous allions pendant mon enfance, il regrette que cela ne soit pas une femme, mais enfin, la première, et la seule personnalité politique, qui figure au palmarès, à la 50e place, aux portes du palais, c’est Nicolas Hulot.
– Je ne cherche pas un sauveur, mais un guide.
Je lui demande sur quoi il va solliciter Nico. C’est toute la question, réplique-t-il sans sourciller, il y a réfléchi une nuit entière, cet homme-là est taillé pour l’action, creuser des sillons sans caméras. Il ne refusera peut-être pas de s’investir localement, conseiller une ville moyenne qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, même si ces deux-là n’ont rien à voir avec l’affaire, encore qu’il ait lu un article passionnant récemment sur les traductions erronées de la Bible, concernant la création d’Eve soit disant née de la côte d’Adam, qui pourrait expliquer pourquoi il est tombé sur Nicolas Hulot et pas sur Eva Joly, si tu me suis toujours. Des phrases aussi longues et cadencées sont rares chez lui et dues à un début d’ivresse. Il a bien compris, dit-il en essuyant un peu de mousse restée sur mes lèvres, que je trouvais son idée joyeusement farfelue, voire profondément insipide, et que j’étais trop sympa comme fille à papa pour le lui dire.
Soudain, il tourne la tête vers la fenêtre, la nuit semble l’absorber, son visage sombrer dans la crainte.
– Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Tu sais ça, toi ?