Il est sous assistance respiratoire et termine une fillette de rosé avec son vieux copain. Il parle de son matelas qu’il va changer, 30 ans il est amorti et sa femme se plaint toujours du mal de dos. Elle lui demande si elle peut prendre Le Progrès qui est sur la table voisine : « donnez-moi un euro et il est à vous », elle le prend sans lui répondre, elle a tort, c’était de l’humour. Deux hommes entrent qui vont s’asseoir à la table du fond, ils sont en vêtements de travail, mais elle ne discerne pas leur métier, elle aimerait bien pourtant. Ils se renseignent sur le plat du jour et prennent autre chose, les brochettes d’onglet plutôt que les cuisses de poulet. L’homme sous assistance respiratoire se lève, les tuyaux qu’il a dans le nez ne semblent pas le gêner, il prend sa bouteille sous la table. Entre temps, lui et son vieux copain avaient commandé une fillette de rouge qu’ils ont terminé. Il rentre manger chez lui, son copain reste pour déjeuner, il ne doit pas avoir de femme !
Des jeunes au comptoir qui commandent un apéritif, des travailleurs du tertiaire qui attendent le reste d’un groupe. Un jeune et un vieux, les vêtements maculés de peinture prennent la table en face d’elle et commandent la salade fermière comme elle. Étonnant pour des travailleurs. Ils ne parlent pas et mangent. Ceux de la table du fond échangent sur la manière de poser le plaquo, des plaquistes ou plutôt des maîtres d’œuvre. Ils sont trop loin, elle les entend mal. En fait la salade n’était que leur entrée, ils commandent ensuite le plat du jour. Normal. En attendant, chacun consulte son portable sans un mot. Le groupe de jeunes est au complet et passe dans la salle de restaurant, elle les perd de vue. Le patron dessert déjà le client qui avait pris place juste à côté d’elle qu’elle n’avait même pas eu le temps d’observer. Il n’a mangé que les pommes sautées et laissé les légumes, bien poussés sur le bord de son assiette comme le font les enfants. Rassasiés les deux peintres échangent quelques mots qu’elle n’entend pas. Ils payent au comptoir.
En dessert elle prendra une pannacotta aux fruits rouges. C’est un dessert qu’elle a découvert à une fête des voisins, réalisé par une Italienne qui se teignait les cheveux en roux-rouge et était serveuse chez Leclerc. Son mari devait avoir une bonne situation, car ils habitaient une élégante villa dans le lotissement. Ils ont divorcé depuis quand elle a compris à l’hôpital que son mari la trompait avec cette femme qui était tous les jours à son chevet après son infarctus. La pannacotta restera toujours associée à cette histoire. Elle est bonne et rien ne la lui gâchera.
Le petit carnet de sa grand-mère est plein de petites histoires comme ça. Elles sont suivies de comptes de dépenses. Ici : 3 suggestions, 3 desserts, apéritifs offerts 60,50 euros. À certaines pages, plus d’histoires, à d’autres plus de comptes et parfois des petits dessins. Comme il a pu fantasmer sur le petit carnet rouge que sa grand-mère portait toujours sur elle et qu’elle sortait en promenade, au restaurant, un peu partout ! Ce qu’elle mettait dedans était un grand secret. Il n’avait pas le droit de savoir. Maintenant qu’il peut le feuilleter, il est un peu déçu : elle ne parle jamais de lui.