Assis sur un banc, il dodeline. À ses pieds, un sachet fatigué, déchiré, un sachet qui a l’air d’avoir déjà battu des kilomètres de pavé. Dans les yeux de l’homme, on lit l’absence. Le regard est loin, de nous, de la vie, loin de lui peut-être. La tête, surmontée d’un bonnet mou, la tête surtout, dodeline, mais pas seulement, le buste aussi, dans un balancement sensible. Un long manteau feutré pend de chaque côté de lui. Des cyclistes, des passants, des joggers défilent, des casquettes retournées en grappes, sans retenir son attention. Un chien s’enhardit et lui lèche la main avant de lever la patte sur un monticule herbeux. Un groupe arrive à sa hauteur, bâtons de marche nordique, tee-shirts trempés de transpiration. Une femme pose son pied à l’extrémité du banc, s’excuse vaguement de mettre sa chaussure crottée sur son siège. Elle balaie de la main la terre restée sur les lattes d’un geste rapide après avoir noué son lacet. Il ne la voit pas. Il est tout à l’intérieur de lui. Il débarque d’un autre monde, une jungle peut-être. Il arrive de Calais, son esprit s’est réfugié au-dedans à force d’être torturé. Il a passé des nuits et des nuits sous une tente trop petite, à tordre et gavée de boue quand il pleuvait, il a tout laissé un jour, a traversé une mer, un désert, une éternité, pour finir sur ce banc. Au fond du sac, un paquet de tabac, il roule une cigarette. Sous son manteau, une chemise chiffonnée, uniforme d’une transparence installée. L’homme marmonne, jargonne. De lui et pour lui, il laisse sortir une indéchiffrable conversation qui s’enlace aux volutes de fumée, une litanie qui fait qu’on se retourne sur lui. Que dites-vous ? Que dit-il ? Il n’y est plus ! La traversée a dû être terrible, sur les rafiots qu’on connaît, avec les sans scrupules, avec les terres d’accueil qui s’effritent comme des mirages, avec les prières quand ne reste que la prière, les uns contre les autres d’abord comme des animaux apeurés qui se réconfortent, les uns contre les autres ensuite, quand c’est affaire de survie et qu’une sélection se fait. Il sourit aux anges, comme un nouveau-né égaré et naïf. Le jour tombe sur le chemin de halage. Quelques familles cancanent et se marrent en ridant la surface de l’eau. Les mères sont suivies des petits qui s’ébrouent. Sa petite, sa petite à lui, a grandi dans l’indicible, dans l’impossible étau. Sur le bateau, ce mouvement de panique, cette sensation d’enfoncement dans les profondeurs, ce remue-ménage, soudain on chavire. L’homme étend ses jambes. Ses bottines montantes laissent voir ses mollets. Son pantalon de velours côtelé est trop large et trop court. Il chantonne maintenant. Il s’est levé et se dirige vers la rue qui surplombe le canal. Son sachet hard discount traîne presque par terre et déplace la poussière. Son pas est lent, son allure celle d’un funambule décalé et indiffèrent. Quelques-uns sont passés par-dessus-bord, des enfants aussi, leurs polos légers ont écorché le ciel et leurs couleurs vives se sont débattues. Non, pas son enfant, sa fille à lui est restée là-bas avec sa mère dans l’abri relatif qu’offrait la maison de ses beaux-parents, restée debout. Il les ferait venir, elles traverseraient à leur tour quand il aurait rassemblé assez d’argent. Quelques-uns sont passés par-dessus-bord et lui aussi. Sous l’écume, rôdait la mort, il l’a vue, l’a touchée, elle avait l’accent de l’eau froide et salée. Si sa bouche a finalement été maintenue à la surface par un homme de son quartier, un voisin embarqué avec lui, son esprit a choisi le repli. Après le portillon qui ramène à la rue, il traverse au hasard, chaloupant d’un trottoir à l’autre et il disparaît. Il s’en va rejoindre des compagnons d’exil. D’autres que lui qui sont arrivés dans le squat, venus de loin ou nés ici, dans un coin de banlieue. Ils ont recréé une petite communauté et l’ont pris sous leurs ailes, lui le bizarre, l’évaporé. Ils occupent ensemble un atelier dans une usine en friche, ils se racontent des histoires, embellissent leur sort d’eau de vie à quatre sous et de blagues tapageuses. Lui, les rejoint, sa journée passée sur un banc, au bord du canal de Roubaix, il la garde. Il n’est pas partageur, il chantonne, tend la main quand on lui tend un morceau de pain et le mâche avec application. De ses compagnons, il ignore le nom comme ils ignorent le sien. Il n’y a que le dépenaillé qui lui a sorti la tête de l’eau et veille sur lui qui le connaît. Ils sont restés ensemble et parfois, entre eux, une accolade muette. Dans la grande pièce poussiéreuse, deux matelas leur sont réservés, à l’arrière. À travers une vitre brisée, ils se gorgent de ciel.
Qu’écrire après lecture d’un tel texte et regarder cet homme assis au milieu sur le banc puis au milieu dans le squat et au milieu dans la barque ? Avoir suivi l’homme à l’esprit dépenaillé avec la tendresse des yeux de l’auteure c’est marcher avec les deux. Merci Elisabeth.
C’est tres beau. La première moitié du texte est celle qui me touche le plus. L’énigme de l’homme. Le monde autour. La présence d’avant l’histoire. La naissance d’une histoire.
Merci Anne, merci Nathalie. Vos commentaires me touchent.
Je pense à cet homme maintenant, devenu personnage à son insu et j’espère son histoire moins tragique.