Celle qui endura une vie sous domination et humiliation, de violence sexuelle embrumée d’alcool où le corps ploie sous le poids de l’homme, d’avalanche de mots orduriers où la dégradation se fait autant morale que physique, de bruyants silences où les cheveux s’emmêlaient dans des larmes salées, de peurs affolantes quand arrive l’heure de son retour, de soupe froide et de carême à l’année dans cette prison à ciel ouvert où les barreaux forment un horizon indépassable. Celle qui a sombré dans la folie à coups d’électrochoc et de cocktails chimiques, divaguant et renversant les tables quand ses crises emportaient tout sur son passage; frappant sa mère dans des accès de rage et se refusant à la prédation des hommes ; hurlant et vociférant quand elle arrêtait ses traitements, sortant de chez elle tôt le matin de peur de croiser le regard des autres. Celle dont le nom est murmuré : secret de famille, blessure intime, rire imbécile, mur de silence. Celle qui hérita des précédentes, ironie génomique ou trouble mnésique des cellules. Le temps ensevelit le passé.
Celle qui vécut dans le silence de l’interdit, celle qui accoucha d’un enfant sans nom, celle qui l’éduqua dans l’ombre d’un père absent, celle qui plia consciencieusement dans les replis de sa mémoire cette relation interdite, celle qui le protégea des ragots d’une ville de province où tout se sait, celle qui lui demanda de porter la barbe pour cacher toutes ressemblances avec son géniteur. Celle qui n’a plus ni présent ni passé, plongée dans l’absence des mots, ouvrant la bouche décousue d’émotions, ne se retournant plus à l’adresse de son prénom, effaçant l’un après l’autre les visages de ses enfants, de son mari, de ses parents, de ses amis. Celle qui attend la délivrance. Celle qui attend que la mort fasse un effort. Celle pour qui le temps ne s’égrène pas plus vite qu’un balancier dans une comtoise.
Celle qui se libéra du carcan des plaisirs interdits, déshonorant père et mère, montant au front des manifestations et des rebellions, brûlant l’édifice matriarcal et patriarcal, agitant drapeaux et slogans, signant le manifeste des 343 salopes. Celle qui traversa le siècle des femmes, porte-voix d’une libération tant attendue, refusant la domination, refusant le silence, refusant l’oppression d’une société inégalitaire, refusant l’injustice. Celle qui hurla son indignité et son plaisir comme un cri de guerre devant un monde en mouvement. Celle qui vola ma vie un soir de novembre me refusant l’enfant qu’elle portait, me refusant sa naissance, me refusant son enfance, me refusant son adolescence. Et quand arriva l’âge adulte, ma chair refusa également de me voir, coupant les derniers ponts, le dernier espoir de me réconcilier avec la vie. Celle qui trompe et manipule, celle qui torture et tue, celle qui domine et écrase, celle qui griffe et qui mord, celle qui agresse et humilie, celle qui cogne et insulte, celle qui force et viole, celle qui écrase ses cigarettes sur la peau pour le plaisir de faire mal. Celle qui, mante religieuse, dévore le coeur des hommes d’une honte toute bue.
Celle dont je ne sais rien, mais qui reste à l’origine de lignées, bonnes ou mauvaises, simple coup de dés, simple coup de chance, à la croisée des chemins de la chimie et de la psyché.
Touchée par votre texte
Terribles portraits qui démontrent de votre univers intérieur (sans doute ? tout l’enfoui qui bouillonne en nous…)
et très beau paragraphe de fin…
Ravie de vous rencontrer, François !
oui je vous découvre comme Françoise et me sens aussitôt chez moi… pas que des saintes, pas que des victimes, mais aussi des… la vie multicolore et terrible.