premier temps
un moment passage, un moment de glissement inexorable vers un autre état de conscience, un moment en apesanteur tissé de coton vaporeux de discussion apaisante avec un autre je, un autre il, une autre elle
un moment d’abandon, un moment où les muscles se résignent, où les mains lâchent leur prise, un moment où la douleur s’estompe dans une acceptation choisie d’une autre vie, pas la mort, juste une autre vie plus sereine
un moment où le sang prend la matière du vent, un moment où il se transforme en feu régénérant dont le bouquet de flammes jaillissant des blessures asséchées vient lécher la douleur dans l’oubli d’un passé qui s’efface
un moment où je m’endors sans gravité
deuxième temps
un moment bascule, un moment sans respiration durant lequel tout s’arrête, les branches des grands pins deviennent immobiles, un moment perché entre les parenthèses de deux vies étrangères
un moment en suspens, un moment où l’esprit vacille, où les jambes en flocons fléchissent, un moment où la terre se dérobe laissant planer dans l’air silencieux du fond d’un gouffre la vie sans mouvement d’une nature figée
un moment où le vent prend la matière du vide, un moment où il n’existe rien d’autre que des images qui flottent au milieu de pensées, un grondement lointain parfois, un dernier rayon de soleil,
un moment où je sens que la pluie va tomber
troisième temps
un moment reconnexion, un moment détaché du temps qui surgit du néant dans lequel la réalité se reconstruit, un moment de pure création du tangible à partir du noir, une image qui apparait lentement derrière les paupières
un moment de retour, un moment où les choses réapparaissent, où les contours se dessinent à nouveau, un moment où les ombres se rendent derrière la clarté pour contenir la réalité, la maintenir vivante
un moment où le vide prend la matière de la lumière, un moment où le monde se régénère en un éclair chassant les réalités subconscientes dans les gouffres de la nuit, dans l’attente promise de la sonnerie stridente d’un réveil sur le point d’exploser
un moment où je vais me réveiller
quatrième temps
un moment frisson, un moment où le corps est subitement traversé d’une énergie nouvelle, une énergie dont l’origine est inconnue, un moment de transformation instantané qui précède le voir, le savoir, le vivre
un moment posé là sans savoir d’où il tombe, un moment où l’envol d’une nuée de papillons posés sur le tronc d’un arbre couché apparaît comme la chose la plus évidente à ce temps précis, à cet instant étranger aux précédents
un moment où la lumière prend la matière du temps, un moment volé de joie en gestation, le premier germe d’une graine tout juste fendue d’où s’échappe le souffle d’une vie nouvelle et la promesse d’un arbre portant l’espoir dans ses fruits
un moment qui s’achève à l’annonce d’un bonheur à venir
cinquième temps
un moment ombre qui passe, un moment balayé par un souffle qui fraichit, une image mal dessinée qui revient en mémoire, un moment incertain baigné de flou qui ressemble à un nuage emporté par le vent
un moment vague, un moment indécis où les choses semblent se détacher et perdre la force qui les relie entre elles, un moment où les liens sont coupés faisant flotter dans l’espace aléatoire des taches vagabondes de fragments de souvenirs
un moment où le temps prend la matière de l’errance, un moment peuplé de déjà vu, de déjà entendu, de déjà vécu, un moment de déjà hypothétique baigné d’inconscience légère et d’imprévision imprécise
un moment où je me souviens vaguement
millième temps
c’est le moment, le moment précis, propice, opportun, rare, décisif, délicat
le moment qu’il ne faut pas laisser passer, le moment qu’il faut saisir et dompter comme un cheval sauvage, le moment qu’il faut apprivoiser pour dessiner l’avenir
le moment qu’il faut attendre, le moment qui se fait attendre, le moment d’attendre un autre moment qui viendra peut-être, qui viendra une fois ce moment passé
et puis ce ne sera plus le moment, il sera parti ailleurs dans un passé chargé de regrets et on se souviendra de ce moment comme d’une opportunité manquée
en attendant un autre moment qui ne viendra peut-être jamais

Photo de Jon Tyson sur Unsplash
Merci Jean Luc pour ce moment, ces mots et cette photo, c’est beau.
Merci Clarence. Le moment de lecture, intéressant de s’y pencher aussi.
Merci, Jean luc pour ces moments apaisants , un peu de sérénité dans ce monde de brut ne nuit pas … »et surtout ce passage : « un moment où le sang prend la matière du vent » etc. fait vraiment échos sur la lectrice que je suis . mais restons sur tes mots: » un moment où il se transforme en feu régénérant dont le bouquet de flammes jaillissant des blessures asséchées vient lécher la douleur dans l’oubli d’un passé qui s’efface
un moment où je m’endors sans gravité »
Merci Carole. Je me suis demandé d’où m’était venue cette analogie entre le sang et le vent. Je crois que ça vient de La horde du contrevent d’Alain Damasio qui se trouve quelque part sur ma table de chevet, parmi d ‘autres livres.
entre deux-mondes, entre douleur et oubli, dans cette bascule vers le sommeil, on peut s’abandonner…
Oui, ces moments de bascule que je tente de saisir. Merci Françoise pour ton passage.
« un moment où le sang prend la matière du vent, un moment où il se transforme en feu régénérant dont le bouquet de flammes jaillissant des blessures asséchées vient lécher la douleur »
C’est beau ce temps qui devient matière, sensations
La matière du temps, ça vaut le coup de s’y pencher. Merci Françoise.
C’est très très beau Merci Jean-Luc ( un moment où le sang prend la matière du vent, un moment où il se transforme en feu régénérant dont le bouquet de flammes jaillissant des blessures asséchées vient lécher la douleur dans l’oubli d’un passé qui s’efface )
Merci Nathalie. Intéressant de travailler la réflexion autour d’un même thème plusieurs jours d’affilée. Il y a des trucs qui apparaissent, des boucles, des chemins…
J’aime ces quatre temps chargés de poésie. Tu les as saisis et ils m’ont saisis celui ci particulièrement :
« un moment où la lumière prend la matière du temps ». Très beau
Merci Jean-Luc
Merci Marie. Un exercice de patience, quelques phrases chaque jour, quelques moments qui s’accumulent.
Très impressionnée par ces Impressions-moments,merci
Merci Catherine. L’exercice me parle, le cumul des instants, l’agrégation de matière de moments. Et d’y revenir un peu chaque jour. J’aime cette démarche.
Très beau je trouve, ces transformations des états de conscience et si difficile de saisir ces instants chargés de promesses. Merci pour ce texte.
Merci Isabelle. Tu as raison, je crois que l’intérêt de la proposition réside dans la difficulté de saisir ces moments.
Ce qui me plaît dans ces moments, c’est le mélange d’abstraction et de corporalité, ou peut-être l’abstraction de la corporalité pour être dans le moment. Ils respirent.
Merci Laure. Tu as raison, écrire/lire le moment, c’est l’entendre respirer. C’est comme ça que je le vois.