Humidifier le bout de ses doigts au moment de remonter ses chaussettes sous les talons. Opérer la même suite de gestes pour se laver ou se raser, procéder toujours dans le même ordre, sans savoir ni pourquoi, ni d’où vient ce geste. Fermer les yeux au moment du décollage d’un avion et faire défiler dans sa tête une succession d’images d’explosions, la carlingue qui se déchiquette en altitude, les corps éjectés de l’habitacle avec une violence inouïe. Quand on ouvre à nouveau les yeux, le plus dur est passé, passons à autre chose. Fermer les yeux et soudain rien n’est plus pareil. Ne pas tourner la tête ou baisser les yeux au moment où quelqu’un nous interroge. Regarder droit devant soi, le regard flottant, espérant en vain échapper à la question. Ne jamais éteindre la chaîne Hi-FI avant la fin d’un morceau de musique. Uriner dès que c’est possible, en se souvenant de ce précieux conseil de Jacques Chirac, entendu dans une interview, et dont la sagesse se confirme chaque jour où, contre toute attente, on risque de se retrouver sans la possibilité de le faire. Ne pas utiliser de cartes pour se promener dans une ville qu’on connait déjà mais dont on espère trouver des endroits encore méconnus, et dans celles qu’on visite pour la première fois. S’aider d’un plan dessiné à la main pour mémoriser l’accès aux lieux d’une ville qu’on ne connaît pas. Ne jamais lire un livre sans l’avoir feuilleté au préalable, en lisant la première et la dernière phrase, en survolant le reste. Parler avec les mains tel un moulin à paroles. Demander systématiquement s’il y a quelqu’un à haute voix en entrant dans une pièce sombre, même si l’on est persuadé d’être seul dans l’appartement. Le soir, se coucher sur le côté droit, mais ne jamais s’endormir sans s’être retourné au moins une fois du côté gauche. Retenir sa respiration lorsqu’on croise quelqu’un qui vient d’éternuer quelques mètres avant de nous croiser. Ne jamais descendre un escalier sans penser à la chute, voir la scène en contreplongée, le corps qui roule, la tête qui cogne contre le béton, le craquement au sol de l’os de la cheville. Balancer son corps d’avant en arrière quand on écoute quelqu’un lire son texte à voix haute, une manière d’en accompagner le rythme avec ses mouvements réguliers. Compter jusqu’à trois, mais sauter à deux.
Codicille : Parfois, à force de répéter certains gestes pour conjurer le sort, pour repousser la peur, ces gestes deviennent quotidien et finissent par devenir des routines. Parfois, à force de ne pas être racontées, certaines choses se cristallisent en nous et se transforment en secrets. Parfois, ces secrets se révèlent en cascade quand on commence à en dresser la liste, dans le désordre de l’inventaire.
(il y avait quelque chose de bon enfant chez ce président Chirac -comme quand il disait de celui qui va en prendre pour quelques années : « lui il faut lui marcher dessus, et du pied gauche ça porte bonheur ») (le pire n’est jamais sûr…)
Ah ! Ah !.. Si ce n’est pas une conjuration, ça ! Merci Piero pour le sourire !
en lisant ton texte je me réconcilie avec la consigne, super, merci
oh merci Cécile ! Elle est très porteuse cette séance, il suffit de faire un peu d’introspection en soi pour dénicher ces conjurations du quotidien, mais dès qu’on tire sur le sil, tout vient (ou presque) !
Quelle belle suite de conjurations qui ressemblent à des conseils où l’on peut piocher – je retiens l’image de l’explosion au décollage d’un avion et les cartes à éviter dans une ville où l’on entre pour la première fois.
Merci Laure, c’est l’avantage des conjurations on peut les conjuguer comme on veut et ainsi se les approprier car la peur n’a pas de limite.