#LVME #14 | paysage de cicatrices 

On peut penser que le temps s’était suspendu, comme une parenthèse dans laquelle l’immeuble du 12 rue Évariste Murray avait existé. On peut penser que le temps était au final une succession de suspensions et de parenthèses. Entre la cicatrice d’une blessure et une autre blessure qui deviendra à son tour une cicatrice. Entre le fragment d’une forêt originelle que les cycles de la vie avaient patiemment transformée jusqu’aux moindres détails en un paysage peint par le temps jusqu’à devenir un champ de culture potagère, entre un arbre élu devenu si grand et si haut que de sa cime, il dominait un vaste territoire et toutes les forces qui y dormaient, jusqu’à la petite cabane en bois de Zack Ziegler surgie à cet emplacement même où le maître végétal désormais vaincu par les siècles avait plongé ses racines dans la terre, l’immeuble du 12 rue Évariste Murray était finalement apparu comme une poussière déposée là par un vent anonyme. En attendant d’être emportée par une autre bourrasque et que sa cicatrice rejoigne les autres cicatrices qui s’empilaient à cet endroit comme les pages d’un livre.

L’immeuble du 12 rue Évariste Murray est inévitablement voué à disparaître. Un autre paysage est inévitablement appelé à recouvrir sur la toile les coups de pinceau précédents qui se sont accumulés en cet endroit précis depuis si longtemps que la succession des images ressemble à un film tournant en boucle au milieu duquel l’immeuble du 12 rue Évariste Murray apparaît et disparaît comme une tache éphémère. Un jour viendra où à la fracture de la construction de cet immeuble suivra une autre fracture, celle de sa disparition, et ne restera alors qu’une cicatrice posée sur la terre lourde sillonnée des traces des roues que les bulldozers du futur auront tatouées sur la peau de ce paysage. Et un autre immeuble sortira de terre, ou une route, ou un champ, ou une forêt avec un arbre si grand et si haut que de sa cime, il dominera un vaste territoire et toutes les forces qui y dormiront. On peut penser qu’un éternel bégaiement condamne le lieu à un recommencement incessant dans une boucle sans fin d’un présent sans cesse renouvelé.  

Il y a un fil pourtant. Un fil de suture qui ferme les cicatrices autant qu’il les relie les unes aux autres. Un fil qui tisse une présence puisée dans les forces telluriques que les arbres ont recueillies au plus profond de leurs racines et unifiée par celles du plus grand d’entre eux. Une présence que le meurtre de Zack Ziegler a libérée pour devenir un souffle joueur accompagnant des caves aux combles de l’immeuble les courants d’air espiègles. Mais cette présence n’est au final qu’une réalité au même titre que tous ceux et celles qui font et défont l’âme de cet immeuble du 12 rue Évariste Murray, de la famille Anderson à Yolanda Yann en passant par toutes les lettres de l’alphabet, toutes les histoires, toutes les vies qui s’écrivent, se tissent et annoncent aussi une fin inéluctable. 

Un jour, les bulldozers défont ce qu’ils ont fait. Un jour, le temps s’inverse et l’espace se vide à nouveau. Un jour, la parenthèse se ferme et l’immeuble redevient cabane, redevient arbre. Un jour, le temps reprend sa marche sur le lit des cicatrices qu’un fil de suture relie en un livre immobile dans lequel le présent n’a pas plus de sens qu’un passé balbutié ou qu’un futur bégayé.

Photo de Олег Мороз sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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