Au lendemain de l’arrivée, c’est chaque fois le premier grand tour : on prend la pente tout en embrassant du regard la ligne d’horizon barrée par la lisière d’une forêt, celle qui transperce la nuit pour se reconstituer dans les rêves. Premiers pas un peu retenus, ça descend. Les volets roulants de la famille albanaise sont baissés, le couple travaille dans les serres, les enfants sont à l’école, en haut de la rue de l’Eau Noire. Dans l’air un parfum de vent, de sel et de bourgeons clos. Beaucoup de livres donnés à voir par la grande vitrine de la maison de gauche, derrière le renfoncement d’un petit jardin, avec agapanthes montées en graines. Après un champ à l’abandon gardé par quelques artichauts témoins, tous les terrains sont lotis. Les fils et filles d’agriculteurs ont construit leurs grandes maisons sur les terrains légués par les parents retraités. Plus bas une maison retapée, le muret de pierres sèches bordant la route est en chantier. Ombre d’un berceau d’arbres, froissement de l’eau encore invisible, on arrive dans la vallée. Les bassins de la pisciculture sont cachés par les rhododendrons au bord de la floraison et on prend à droite, le long de la rivière, une présence qui contourne quelques souches, bondit sans déborder, concentrée sur ce qui la pousse ou la tire. D’un côté, c’est le petit bois sur le vieux versant moussu. On devine les dégâts, vers le haut : arbres déracinés par la dernière tempête, couchés et pas encore ôtés. Sur l’autre rive, du côté du moulin reconstruit comme au seizième siècle par un homme venu du côté de Blois, l’espace n’a pas été atteint par les rafales : essences rares, feuilles géantes des gunneras, des centaines de camélias le long du sentier, une sorte de paradis surmonté par le viaduc qui ne sert plus au transport lent des légumes par train spécial. L’eau filante miroite au creux de ses arches et c’est elle qu’on suit. Elle passe sous une voûte soutenant la route du dessus, trop dangereuse pour être traversée. Au passage, parmi les reflets, on s’arrête, on chante pour la résonance, trace invisible. Après franchissement, on reprend pied sur une autre petite route qui prend le relais, bordée de haies vigoureuses, mêlées de lauriers. Le cours d’eau s’est un peu élargi, un peu éloigné, il ne caracole plus, s’étale en accompagnant un autre moulin, transformé en habitation épurée, contemporaine : juste de grandes lignes et de grandes ouvertures. La petite route monte un peu, on la quitte au pied du bois de la Palud pour rejoindre l’autre sentier, celui qui retrouve l’eau en la longeant. Des marches de terre renforcées par des rondins ponctuent les dénivelés et à travers les épines des prunelliers, en contrebas, on devine le lit envasé, élargi. L’eau s’est retirée, en partie aspirée par l’immensité qu’elle rejoint. Sur l’autre rive, du blanc sur le gris de la vase : les gracieuses aigrettes sont provisoirement immobiles et quelques mauves crient en s’éloignant. On entame le dernier passage : un tunnel de fusains très anciens, dont les troncs tordus, prolongés par des branches denses, forment un arc. A la fin du couloir au vert presque noir : un anneau de lumière aveuglante. En sortant du tunnel, les yeux se réhabituent, le paysage déferle, la rivière s’évase, c’est un fleuve côtier qui s’évade. La ria ouvre la voie. Au lointain, une ligne d’écume ; le petit phare au bout de la digue est un rescapé de la rouille, tête verte et corps blanc. Dans l’intervalle, les étendues de sable humide se ramifient à perte de vue. Bras ouverts constellés de flaques éblouissantes.
Un commentaire à propos de “#boost #00 | appel du G”
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me fait rêver moi-même ton idée, Christine, selon laquelle un bout du monde — ce serait trop beau — se trouverait au bout de la nuit ; et d’un texte dont l’écriture en « passe par la nuit » (et comment faire sentir le nocturne ou le rêve dans le texte : un défi)