Elle aurait pu tourner tout ça indéfiniment, ressasser. Le désastre. Pas de répit, pas de bouton pause. Elle aurait dû lui parler, l’écouter plus, comprendre avant. Parti si jeune de la maison, il dira « Je ne voulais pas la perdre » plus tard il dira à ses enfants chez nous on ne divorce pas. Et tout cela lui est venu aux oreilles par bribes, après. Tout ce qu’on ne sait pas, chercher, décortiquer les prémisses qu’elle aurait dû voir. Qu’a-t-on manqué? Loupé ? Peut-être a-t-elle été trop sévère, ce jour, il avait huit ans, elle l’a ramené à l’école dont il était sorti à peine entré. Elle n’aurait pas dû! Et ce jour, ado, il nous dit : « vous êtes cons » : Nous, les parents, on en a parlé, mais pas à lui. On a fait attention à lui, mais il n’y a pas eu de mots avec lui. Elle aurait pu faire mieux déjà avec son père: toujours il a parlé de suicide, débordé,hypersensible, devenu hargneux. Elle l’aimait, l’a accompagné comme elle a pu.Peut-être pas à elle de faire ça, un père ça guide, ça encourage, pas le contraire ? Aurait-elle pu mieux accompagner son fils si son père avait vraiment été un vrai père ? Son père, elle, son fils, les autres enfants, alors, ça va recommencer ?
Elle aurait pu oublier tout ça. Bouger, s’agiter, enchainer tout le temps : sortir, travailler, travailler le piano, bouleverser la vie. Danser, chanter, bouger, tourner jusqu’à ce que quelque chose quitte le corps et la change. Tout, elle voudrait tout, tellement, faire l’amour, on frissonne, on tremble, on ne pense à rien d’autre. Elle aurait pu gommer tout, tout le temps, hors les clous, elle voudrait être folle, faire la folle, ça s’apprend, ça .? effacer tout. Marcher vite tout le temps. Trouver un hors norme,un perdu, un fou. Elle a aimé sa folie, sa liberté, elle chante avec lui, part sans lui comme une ado pour la première fois. Il mourra. Ensuite, ce serait petits départs de coups de folie. puis du temps calme, fugitivement, vite, s’étourdir encore. Là, elle n’en peut plus, n’en veut plus. De ce n’importe quoi, de cette fatigue.
Elle aurait pu absorber tout. Jouer avec son déséquilibre. Plus de certitudes, plus de stabilité. Lâcher tout, vivre en dehors de tout. Faire confiance à l’imprévisible, accepter ce trou au ventre. Aller avec les enfants les petits-enfants, avec qui on a tant partagé de larmes, de sidération, et tout doucement de rires. Chante, tu verras, ça va aller, On peut faire semblant d’être heureux de temps en temps Point de lamentations elle répète encore et encore, rouler encore et encore. Elle devrait accepter la joie qui revient par moments, voilée, en sourdine. C’est un peu plus facile quand on approche de la mort : On est déjà dedans, mais vivante encore. Elle aurait pensé à ses enfants et petits-enfants, toujours là, eux. Vivants. Ne pas cacher la misère du monde et la sienne, mais ne pas oublier de vivre, de chanter, de faire l’amour. Et tenir tout ça ensemble.
Elle penserait aux belles choses, le père d’André vu toutes les vacances au mois d’août, toujours paisible. Son équilibre a créé André si posé, si philosophe, si bon. Elle a souvent vu son beau-père assis sur la chaise devant chez lui, la maison appartenant à la famille depuis si longtemps. Il s’y asseyait, nous à coté, assis sur une marche d’escalier, on épluchait des haricots et discutait avec les voisins. Il avait coupé un peu le pied avant gauche. Par terre une pierre plus haute, il a voulu équilibrer. Il s’appuie sur le dossier, du solide dans une vie pas facile, du solide sous la main. Bancale elle est solide, tiens donc, bancale elle est solide. Pépère, on dit comme ça en Picardie, pépère et sa chaise, un peu instable un peu défraichie mais jaune soleil, on dirait une chaise de Van Gogh. Le vieil homme sur sa chaise : la plénitude. Quand il est mort, elle a emmené la chaise chez elle, elle y poserait le même journal qu’il posait, il y a cinquante ans, elle le verrait là, même absent. Elle penserait à son mari, solide et pieds sur terre, elle revisiterait et parfois transformerait ces 45 ans passés avec lui, toujours positif, toujours calmant, la tête sur les épaules et si peu bavard, si tranchant parfois. mais toujours présent quand il fallait. Si calme quand il a fallu mourir : elle continuerait, sans lui mais avec lui. Et elle penserait au fils, même si peu bavard, elle chercherait tout ce qu’il lui a dit, si peu avant de partir, « Je suis tellement content que tu aies rencontré quelqu’un », « je te prends la voiture ? » Il me la ramènera lavée, bichonnée, C’était comme s’il me parlait, gentiment, affectueusement. Elle se rappellerait qu’il est venue lui montrer comment passer la tondeuse, patiemment,très présent. Elle penserait au calme tranquille qu’il avait huit jours avant de mourir. Elle aurait un désir d’eau, d’un fleuve, de la mer, d’une rivière qui deviendrait torrent qui creuse, creuse pour faire advenir un fleuve tonitruant, vigoureux et scintillant.