# LVME # 06 | deux fois trois endroits et envers

Portion d’allée, entre le 8 et le 10. La petite dame en tirant lentement un caddie noir passe le long des barreaux qui délimitent le dedans et le dehors. S’arrête souvent, comme si elle était fatiguée ou comme quelqu’un qui réalise avoir oublié quelque chose et s’apprête à revenir sur ses pas. Elle sort au petit jour ou à la tombée de la nuit. Marche lentement, en boîtant un peu. A cause de la hanche remplacée. Bientôt deux. De temps à autre, elle s’accroche à un barreau. Jette un rapide coup d’œil autour d’elle, sort discrètement d’une poche de manteau ou de l’ombre de son caddie une poignée de petits éléments. Avec une incroyable rapidité, elle sème, parfois à la volée, parfois en faisant des petits trous comme si elle se baissait pour ramasser quelque chose, toutes sortes de graines. A un voisin serviable qui parfois l’aide à transporter ses lourdeurs d’un point à l’autre, elle a confié qu’elle adorait semer clandestinement des fleurs près des barreaux : de futures plantes grimpantes. Volubilis, pois de senteur, rêves à corolles. Elle sème aussi, pas très loin des entrées dans le bâtiment, du persil, des capucines. Avant, elle allait planter de la menthe près des bacs à sable, au creux des petites collines. La menthe, quand elle se plait en trouvant l’humidité nécessaire, pousse comme du chiendent. Depuis, elle a renoncé. Elle s’est concentrée sur la portion d’allée. Le voisin justement se demandait si le bailleur avait embauché des jardiniers parce qu’entre le 8 et le 10, il avait bien remarqué une activité végétale inhabituelle, des enroulements tendant à faire disparaitre les barreaux mais n’avait pas fait le rapprochement. Il ignore ce qu’est un volubilis mais il sait que la petite dame est spéciale.


Dans le parking couvert à ce moment-là, pendant les années 80, il n’y a pas encore de boxes individuels pour les voitures. Entre les piliers, les enfants qui n’ont pas le droit d’être là viennent faire du roller, filent et se cachent dès qu’une voiture entre pour se garer, chacune à sa place numérotée. Les enfants reparaissent dès que les phares s’éteignent, quand les portières claquent, quand les pas s’éloignent : ils reprennent leur patinage sur béton. A Noël une fois, quelques membres de l’association Maron Maison, constatant qu’une partie du parking couvert est désaffectée, décident d’utiliser les lieux autrement. Ils commencent par faire une collecte de jouets aux emballages cabossés dans la grande surface voisine, Escale ou Mammouth en ce temps-là. L’opération fait boule de neige, coup de main donné par des inconnus, papier cadeaux assorti de bonbons offerts par la grande surface pour couronner l’initiative et un sapin de Noël artificiel enguirlandé dans l’ombre. Un grand rideau est installé entre les piliers de béton, délimitant l’espace de jeu pour les grandes marottes. Des affichettes sont enfin placardées dans les entrées, indiquant l’heure du rendez-vous, une fois obtenue l’autorisation pour cet événement exceptionnel. Et c’est le spectacle souterrain, à la lumière de quelques projecteurs de fortune. Improvisation totale : une histoire de course-poursuite dialoguée par des têtes d’animaux et d’humains plantées sur des bâtons avec croisillons en guise d’épaules, costumes cousus à partir de chutes de tissus, chansons qui circulent. Beaucoup d’enfants : assis sur la dalle froide recouverte de vieux tapis provisoires, ils dévorent des yeux le spectacle inattendu puis déchirent joyeusement tous les emballages, et s’éclipsent, passant à autre chose. Ceux de Maron Maison rangent car l’opération parking doit être irréprochable. Comme les enfants, ils passent à autre chose.


Ce qu’ils ont appelé Le Local est une vaste cave dont le volume correspond aux appartements du rez-de-chaussée. A quoi la cave devait-elle servir au départ ? Personne n’a jamais vraiment su. Le fait est que l’endroit proposé par le bailleur aux adolescents qui cherchaient un lieu où se retrouver, s’organiser, parler, imaginer, était celui-là. A condition d’être géré dans un cadre associatif. A ce moment-là, c’était le cas. Maron Maison a vu le jour, grâce à l’accompagnement de quelques habitants qui ont déblayé les démarches administratives avec les demandeurs novices, déposé avec eux les statuts du Local assimilé à une Maison sous un bâtiment, embarqué les adolescents partants dans des rencontres en mairie, là où jamais ils ne s’étaient autorisés à mettre les pieds. En bas, pour étoffer Le Local : table et chaises, canapé, théière, verres, petit placard— tous récupérés—, un coup de rouleau et quelques posters pour la déco, surtout Georges Benson au temps de Give me the night. Les épisodes classiques se sont succédé : arrivée du baby-foot dans la petite salle, de quoi écouter de la musique, des essais guitaristiques ou percussifs. Quelques-uns ont lancé le petit journal manuscrit incluant bande dessinée locale, page écrite par celle qui aimait écrire, petites anecdotes du quartier regroupées par thèmes sans oublier la page Citations de Has, un jeune spécialiste. Feuillets photocopiés en mairie, reliés et distribués dans le quartier. Brûlots parfois, gazettes. Par ailleurs, grâce aux initiatives des aînés, quelques voyages ont fleuri, à coups de débrouillardise et de subventions. Mais voilà, le soir, ça dérivait , il y avait de l’herbe dans l’air, des désaccords, certaines sœurs étaient écartées par les frères, de quel droit ? Et le choc. A dix-sept ans, bientôt dix-huit, Has l’adolescent qui payait régulièrement sa cotisation à Maron Maison a disparu de la circulation. Il était trop révolté , il a fini par partir, ont dit les proches après les recherches élémentaires. A son âge, il a le droit de ne plus jamais faire signe. Ses frères ont fait leur vie sans le retrouver, le reste de la famille a déménagé, une autre famille a remplacé les partants. Maron Maison a été dissoute. Certains anciens du quartier ont gardé, quarante ans plus tard, la collection complète des petits journaux. Ils disent que c’est Collector et citent parfois les citations recueillies ou inventées par Has, comme « la fiction sert à ne pas faire mourir le réel » . Un centre social municipal a pris le relais. Focus récent sur un autre adolescent du quartier : dix-sept ans, champion de breakdance, jeune discipline admirée place de la Concorde en août 2024, pendant les Jeux olympiques.

La petite dame repose depuis plusieurs années dans le cimetière, de l’autre côté de la rue qu’elle empruntait pour revenir de la gare à pied après avoir joué le rôle peu rémunéré de gouvernante des enfants dans une famille huppée des beaux quartiers parisiens. Elle adorait soigner les plantes dans son appartement mais n’a jamais rien semé dehors. Son nom n’est pas gravé sur sa tombe que personne ne fleurit. Elle venait d’une famille à particule.

Dans le parking couvert, des boxes ont été installés dix ans plus tard, de la lumière méthodique aussi, des caméras de vidéosurveillance. Mais récemment, après une scène de ménage nocturne, un homme soûl a mis le feu à sa voiture. Le feu s’est propagé rapidement à l’intérieur, grillant les circuits électriques et la porte d’accès automatique. Toutes les voitures ont été sorties en catastrophe, des étais ont été placés pour soutenir le plafond du parking. Les batailles d’experts durent depuis quatre mois. Les enfants s’écartent de l’entrée qui ressemble à la bouche noire édentée d’un ogre. C’est Noël : ils jouent dans les appartements sur leurs consoles dernier cri et suivent en ligne leurs influenceurs préférés.

H. a été retrouvé pendu au dernier palier de son bâtiment, au-dessus de l’appartement de sa famille. Enquête expédiée, conclusion : suicide, ce malgré les détails troublants — ses projets pleins de vie, les gouttes de sang dans l’escalier, sa manière de provoquer les porteurs d’uniformes, son envie de vivre, les traces de coups sur son visage, à l’heure de la reconnaissance du corps. Même que le patron d’un café proche, bien connu pour son mépris des bronzés et tout ce qui va avec, a conseillé à ceux qui cherchaient des indices pour démontrer que jamais H. n’aurait voulu mettre fin à ses jours, de ne pas aller plus loin. C’était il y a plus de quarante ans, même pas un fait divers. La grande cave qui accueillait Maron Maison est condamnée. Porte cadenassée, fenêtres sous le rez-de-chaussée murées par des parpaings en attendant les décisions quant à une éventuelle utilisation. Ce depuis plus de trente ans. D’ailleurs, il n’y a plus d’attente, les associations de quartier ont toutes disparu. Les familles ont d’autres préoccupations. Ce qui est en dessous est dangereux. Chacun chez soi.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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