Il a neigé toute la journée. Il a neigé des flocons papillons sur la pelouse, il a neigé des flocons papillons sur les toits et il a neigé des flocons papillons sur les arbres. Il a neigé. Quels beaux mots -il-a-neigé- Mots qui n’ont servi à décrire qu’un seul jour dans l’année. Un seul, quand il a neigé, quand il a neigé des flocons papillons sur la place. Sans arrêt, sans repos, sans motivation autre que celle de neiger ce jour-là. Maintenant il ne neige plus. Tout est couvert d’une épaisse couche blanche. Il fait froid. Il fait silence. Il fait immobile. Personne dehors au moment où la nuit, aucunement intimidée par la neige, tombe à son tour. C’est à ce moment-là qu’une jeune femme avançant avec précaution jusqu’au banc le plus proche de la rue, a pris le temps d’en dégager suffisamment la neige pour pouvoir s’asseoir. Elle a sorti de son sac à main de quoi écrire sur un petit carnet rouge, rouge magenta à la tranche dorée. Le même que celui qu’elle avait adolescente, dans un autre jardin, près d’une autre fontaine. Elle s’appelait Sophie, Sophie Ambelli. Partout où elle allait elle recherchait la compagnie de l’eau. Elle avait la réputation de dialoguer avec l’eau. De dialoguer par écrit. Elle écrivait sur son carnet, déchirait la page, en faisait un origami qu’elle offrait à la mare ou à la fontaine. Elle attendait qu’il sombre puis elle saisissait l’amulette qu’elle portait autour du cou et en écoutait les vibrations. C’est ainsi qu’elle prenait toutes les grandes décisions. On dit même que c’est ainsi qu’elle s’est orientée vers l’étude des courants chauds de l’océan atlantique. Elle a fait partie de l’équipe conduite par Levke Caesar et Stefan Rhamstorf, de l’institut de recherche de Posdam qui a travaillé sur les effets du changement climatique. Et là, ce soir, est-ce bien son carnet ? Son carnet rouge magenta avec la tranche dorée? La jeune femme, s’est rapproché du bassin et y a déposé, sur la glace formée par le froid, quelque chose indistinct, froissé. Elle croise frileusement les bras sur la poitrine pour conserver un peu de chaleur. Quelle décision a- t-elle à prendre qui lui demande de sortir par un froid pareil ?
Sur ce même banc, Elsa Depécable s’était installée régulièrement pendant des années avec son chevalet. Elsa Depécable avait à la fois toujours travaillé pour assurer son autonomie et toujours voyagé pour apprivoiser le brouillon d’un monde échevelé. Elle enchaînait les petits boulots, elle enchaînait les destinations. Elle connaissait l’arrière cuisine des restaurants Thaï de Bamnet Narong, celle des restaurants japonais où elle avait appris le washoku, celle des restaurations rapides de Torreon au Mexique. Elle avait nettoyé les bureaux de l’Alliance Française, au Cap, à Pondichéry, Delhi, et Ahmedabad, à Melbourne, Sidney et Perth. Elle avait nettoyé le poisson le long des côtes de Madagascar, et dans la poissonnerie moribonde de Drangsnes en Islande. Elle s’était penchée sur les rizières du Vietnam, sur les champs de manioc au Burkina Faso et sur les terrasses des hauts plateaux des Andes, pour y ramasser les fruits de la terre nourricière. Emplie de tous ces brouillons tout juste effleurés, tout juste caressés par ses envies, ses désirs de se fondre en eux, elle était revenue, s’était dépouillée de ses rêveries à la topologie étendue. Elle s’était installée là avec son chevalet, rêveries sur toile, rêverie en couleurs.
Ce banc est le banc de la solitude. La solitude des corps. Des corps frustrés, des corps abimés par l’impuissance à être. Maybe nobody est là tous les matins à partir de neuf heures. Maybe nobody… c’est comme ça qu’on le surnomme dans le quartier. C’est une longue silhouette sombre courbée comme le roseau par le vent. L’homme est un roseau pensant écrit Pascal. Maybe nobody est ce roseau. Il vient avec un livre qu’il va lire pendant des heures à voix haute. Il l’apprend. Il l’apprend par cœur. En passant devant lui on l’entend ânonner, on le voit se balancer légèrement au rythme du texte. Les mots s’envolent et rejoignent les gouttes du jet d’eau qui prennent une autre tonalité. Tout se balance, tout balance et swingue. Parfois les peupliers se mettent au diapason et les immeubles regrettent leur rigidité. Maybe nobody s’enlumine alors lentement. L’atmosphère se charge d’une légère odeur universelle de soufre. D’entre les herbes le serpent siffle, faisant fuir le chat noir. Un brin provocateur Maybe nobody se lève et siffle sa dernière canette de bière avant de repartir délesté de quelques-uns de ses maux.