#LVME#06/ Poupées gigognes

1.

C’était pendant la drôle de guerre. La ville s’était vidée du jour au lendemain. Son quartier faisait partie des derniers à être évacué. Elle avait préparé les valises il y a des jours, et maintenant tout l’immeuble attendait. Elle allait partir seule avec les deux enfants, leur père ayant déserté dès que la plus jeune avait pointé son nez. Elle ne savait même pas où il était désormais. Et même si elle n’y pouvait rien, elle avait l’impression que le rouge de la honte couvrait son visage dès qu’elle croisait une voisine. Les regards décochés dans les escaliers de l’immeuble lui signifiaient qu’elle n’était pas du bon côté. Qu’elle n’était probablement qu’à peine une mère. Mais ce matin-là, quand la sirène s’est mise à hurler et que tout le monde a du prendre sous les bras ses enfants et ses valises, quand dans l’agitation la petite du troisième s’est retrouvée seule et en pleurs, c’est elle qui a ralenti et qui est venue la chercher, qui a séché ses larmes, a partagé les quelques quignons de pain qu’il lui restait dans son sac, avant de la faire monter dans le train.

Elle avait tellement été déçue par l’amour. Elle s’était retrouvée à la rue après que l’autre enfoiré l’ait quitté sans préavis et sans même lui restituer ses fringues. Heureusement il y avait sa copine Laetitia qui lui avait sauvé la mise et lui avait trouvé ce petit appartement dans un quartier où elle passait inaperçu, pas plus paumée que tous ceux qu’elle croisait, qui débarquaient de la gare ou d’ailleurs pour s’échouer dans les rades alentour. C’est comme ça qu’elle avait commencé. Avec un homme de passage. Et puis il y en avait eu un autre, puis un suivant. Elle était maintenant l’une des plus vieilles prostituées de la ville, connue partout, reconnaissable entre mille, avec sa voiture rouge et son petit chien blanc. Elle n’avait jamais quitté le milieu, et elle avait même fini par militer avec les copines pour qu’on arrête l’hypocrisie, et qu’on leur accorde un peu de considération à elles, le peuple des putes.

Il est arrivé avec un seul jean et un sac à dos, il a d’abord dormi chez des cousins, et tous les soirs ils regardaient les chaînes sportives sur le grand écran du salon. Ils enchaînaient les matchs, et bientôt il est devenu incollable sur la composition des équipes, leurs couleurs, le nom des joueurs. La nuit il avait du mal à dormir dans le lit étroit collé au mur, juste sous la fenêtre dont les vitres tremblaient dès l’aube et le premier passage des voitures. Le jour il ne savait pas quoi faire de sa peau, comme si le soleil l’agressait, comme si la lumière trop vive le refluait aux ombres de l’appartement, aux voilages. Il donnait des coups de mains à la femme de son cousin pour s’occuper des mômes, ce qui faisait beaucoup rire dans l’entourage. Et puis il s’est mis à proposer ses services dans le quartier, il a mis des petites annonces à la boulangerie, il était prêt à tout faire, pourvu que ce soit dans les intérieurs des appartements, sous les lumières artificielles des supermarchés où il s’est mis à faire les courses pour la petite vieille du 5e, pourvu que la lumière du jour le laisse tranquille et ne ravive pas la mémoire des kilomètres arides engloutis pour venir ici.

2.

Il est encore en retard. Depuis qu’on lui a mis quelqu’un d’autre que la petite jeune fille, elle fait la tronche. Elle l’aimait bien la petite jeune fille. Maintenant ce jeune homme, là. On ne sait même pas d’où il vient et il est toujours en retard. Elle aime bien manger à des heures précises, elle a ses habitudes, et si lui, son habitude, c’est de livrer les repas en retard à chaque fois, ils ne vont pas bien s’entendre. Et puis la petite jeune fille, elle pouvait lui raconter les histoires du quartier, elle pouvait lui parler de sa vie, mais lui est-ce que ça l’intéressera, est-ce qu’il aura le temps. L’autre fois, elle l’a vu rechigner à donner de la pâtée à Biscuit. Les gens qui n’aiment pas Biscuit, elle ne peut pas les aimer. Aujourd’hui elle va lui demander d’aller le promener. On verra bien comment il réagit. Elle se ravisera au dernier moment évidemment. Elle préfère quand même le garder vers elle. Elle a remarqué la dernière fois un carnet qui dépassait de sa poche. Un carnet rempli de dessins. Peut-être un de ces étudiants qui vient la voir, elle, pour ensuite tout retranscrire dans des centaines de notes, des dizaines de dessins, peut-être qu’elle est une matière romanesque à elle toute seule, va savoir, avec la vie qu’elle a eu.

A propos de Céline Bernard

Céline Bernard écrit principalement pour le théâtre, et assez souvent pour les adolescents. Elle a publié aux éditions Théâtrales jeunesse Anissa/ Fragments (février 2019), Demain et Les moineaux, paru au sein de l'ouvrage collectif Divers-Cités (octobre 2016), et une nouvelle, J'ai payé pour ça, au sein d'un recueil collectif aux éditions La Passe du Vent (2009).

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