C’est un dispositif, une succession de prises de vues en déplacement longitudinal, avec allers-retours, procédant par paliers du bas vers le haut, afin d’embrasser le sujet dans son ensemble : un immeuble et sa rue. C’est une collecte systématique, réalisée à l’aide d’un appareil argentique standard, dans la perspective d’un collage – dispositif image qui peut évoquer celui de l’artiste plasticien Anglais avec ses polaroïds ou ceux des repérages de film avant l’ère de la numérisation et des logiciels de retouches. C’est une espèce de mosaïque, ou de puzzle à raccordements approximatifs : ici donc, la vue, extérieur (jour), d’une façade d’immeuble avec : rue, trottoir et ciel.
Elle avait, des mois plus tôt, esquissé dans son carnet – son mémo de poche –, au stylo à plume noir, les huit étages aux fenêtres rectangulaires, la plate-bande d’herbe rase, le trottoir, la passante chargée de cabas qui s’était arrêtée pour regarder le ciel, même le masque qui cachait le bas de son visage et le chien sans attache qui la suivait. D’abord elle s’était refusé de prendre des photographies; elle arpentait les rues à la recherche de son sujet, esquissait, croquis qu’elle accompagnait de courts textes, phrases en friche, notes : dates, noms, couleurs, état du ciel. Elle s’était souvenue de cet immeuble dans le quinzième arrondissement, proche du métro aérien ; une amie y avait vécu . Il lui semblait, intuition vague et persistante qu’il se reliait à son projet.
Elle était venue. Elle avait dessiné. Elle était revenue. Elle avait photographié. Elle avait même enregistré le silence.
C’est une série de photographies, une recomposition en deux dimensions d’images plus ou moins raccord, collées entres elles, 36 poses de format 10/15, au scotch invisible repositionnable; elle a fixé l’ensemble au mur de la chambre qui lui sert d’atelier à l’aide d’une pâte jaune modelable ; elle a pu déplorer après coup des traces au point de fixation.
Le regard balaye le modèle; il oublie les disjonctions, les sauts de perspectives ; il corrige les déséquilibres; concentré sur la totalité le regard fusionne les lignes; les images se fondent à la totalité C’est une rue, enfin un tronçon, devant un immeuble. C’est une façade , une bande blanche court sur la largeur du bâtiment, elle souligne la succession des étages, comme on le ferait de phrases, un étage sur deux.
Elle croyait se souvenir, ou bien l’avait-elle rêvé, que l’immeuble avait une particularité troublante, l’ascenseur ne délivrait qu’un étage sur deux, ainsi pour rejoindre l’appartement du cinquième ce qui était le cas pour son amie, il fallait se rendre d’abord sixième ; du sixième, par l’intérieur de l’appartement – le palier débouchait sur un escalier intérieur étroit et raide -, on rejoignait l’étage réel, ce trois pièces sur rue et cour avec balcon ; cette particularité ne se déduisait pas des dessins, ni, ne se devinait sur les photographies ; elle avait tenté de la décrire dans ses notes; elle l’avait par la suite racontée ; elle sentait que son explication n’était pas claire, elle cherchait les mots pour les convaincre. Les convaincre ? devait elle tout expliquer .
Au premier regard , une impression de beige rosé, de gris, et de bleu ; on ne remarque pas immédiatement que les images ne sont pas toutes en couleur – une série de quatre en noir et blanc au milieu du collage, d’autres plus haut –, certaines images avaient été perdues et refaites , du noir et blanc avait succédé à la couleur : une inversion de pellicule ; erreur qui ajoutait du mystère, une sorte de profondeur, du moins une étrangeté.
On voit d’abord l’ensemble : cette rue, ce trottoir, cette façade d’immeuble des années 1980, d’une modernité relative; le ciel, le beau ciel de ce jour-là . Des détails se précisent : au parterre de pelouse rase le buisson de fleurs jaune; le vélo arrimé; des ombres aux fenêtres rectangulaires ; le ciel d’un bleu idéal avec nuée d’oiseaux, impression floue de vert acide ; quelque chose flotte plus bas, qui part d’une fenêtre, une forme animale, un cerf-volant, sorte de chat, de tigre plutôt comme on en voit au fête du nouvel chinois. Sur la troisième image en redescendant, tout en bas en partant de la gauche, on devine un petit mécanisme d’arrosage avec son jet d’eau il dessine des ocelles dans la lumière comme des bulles à facettes; l’eau a formé une flaque sur le trottoir, une flaque où boit un cheval, un cheval pie; une femme est assise parterre, un rat posé sur l’épaule, une squaw on dirait ( elle avait peur de s’ennuyer ou d’ennuyer les autres : elle inventait des choses. Elle dérivait)
.
Dans le hall, par la baie, une entrée d’immeuble tout en verre, comme une vitrine, elle se confond avec celle du primeur à droite du bâtiment, on distingue un empilement, des cartons de déménagement certainement –– si elle avait dit : des corps en état de décomposition, j’aurais pensé, elle se répète, elle tourne en boucle, elle s’enferre dans ses histoires sans fond. Regarde ce qui est, je lui aurais dit: Regarde, c’est tout.
Regarde les étages de fenêtres jusqu’au ciel limpide; regarde les balcons, les volets roulants, plonge dans les fenêtres ouvertes; traverse les vitres closes; note la couleur d’un rideau ; vois ce mobile de CD rom en épouvantail sur le balcon du troisième; cette main qui se tend; la fumée qui monte ; vois quelqu’un; cette robe; ce pied; ces reflets ; cet envol de perruches… entends ce cri