Le rectangle rouge brique ressemble à tous les autres rectangles rouge brique qui pixelisent les photos aériennes. Quatre côtés pour un toit, une ligne centrale pour le faîte, des taches sombres pour les cheminées d’aération. Du vert sur deux côtés, ceux où le jardin s’étend, du gris bitume sur les deux autres, l’accès au parking pour l’un, la rue pour l’autre, reliée au réseau routier du quartier, de la ville et au-delà que parcourent les voitures qui y coulent comme du sang dans les entrailles de la ville. C’est au début des années 2010, les drones utilisés à des fins personnelles envahissent l’espace juste au-dessus de nos têtes pour voir d’en haut ce qu’on ne peut pas voir d’en bas, mais qu’on imagine quand on rêve d’être un oiseau. On peut aussi chercher sur internet une vue par satellite, mais ça semble tellement irréel. M, comme tous les adolescents lorsqu’ils découvrent une nouvelle technologie, joue du drone avec une dextérité innée. Il s’amuse à décoller depuis le jardin en prenant garde à éviter les branches des deux acacias, mais surtout celles du grand pin qui enveloppe de son ombre les grands balcons de l’immeuble. Il fait monter son engin volant dans le ciel au-dessus de sa tête pour s’éloigner de lui-même comme ses yeux partiraient en voyage hors de son corps. Comme dans un rêve parce que le ciel a toujours été de la matière des rêves. Sur la photo qu’il a prise avec son drone, le rectangle rouge brique du toit de l’immeuble bordé de vert sombre et de gris clair se fond parmi une multitude d’autres rectangles rouge brique baignant dans le vert sombre et le gris clair. Un peu plus vert en s’éloignant de la ville, un peu plus gris en s’y rapprochant. C’était une des rares photos qu’il a réussi à prendre parce que son drone sera fusillé en plein vol deux jours plus tard par un voisin qui n’aura pas supporté l’intrusion. Il n’y aura jamais d’autre drone.
Il a affiché la photo sortie de son imprimante jet d’encre dans sa chambre au-dessus de son bureau. L’impression est de qualité plutôt médiocre, mais elle suffit pour lui rappeler ce qu’il a ressenti ce jour-là en s’évadant dans le ciel. Il ne se voit pas sur la photo, mais il sait exactement à quel endroit il se trouvait au moment du cliché. Juste sous cette branche du pin, là, à côté de la table ronde en fer. Il ne distingue pas grand-chose sur l’image, mais il sait où chaque détail est caché. Il ne voit pas ce qui se trouve sous le toit rouge brique bien sûr, mais il adore imaginer les tranches de vie superposées dans un espace réduit à deux dimensions, les salons empilés, les chambres, les salles de bain, les toilettes, les cuisines. Les occupants aussi. Les meubles, les tapis, les lampadaires. Et lui, sous cette branche du grand pin qui pilote ses yeux à quarante mètres au-dessus du sol.
S’il avait pu, M serait allé plus haut. Jusqu’à se brûler les ailes sans aucun doute. Il aurait vu les rectangles rouges devenir des points puis disparaître dans le magma sombre de la surface du globe. Il serait allé dans le noir, tout là-haut, jusqu’à ce que la rondeur de la terre devienne un point puis disparaisse à son tour. Il ne verrait plus le toit rouge brique de l’immeuble bien sûr, mais il continuerait à imaginer ce qu’il y a dessus. Il y verrait sa chambre son lit son bureau. Avec netteté parce que ses souvenirs sont solidement ancrés dans ses méninges.
S’il avait pu, M aurait foncé sur le toit de l’immeuble. Il ne s’y serait pas écrasé, mais il l’aurait transpercé comme une fusée passe à travers un nuage. Il aurait traversé les étages, le rez-de-chaussée, le sous-sol et les caves puis il se serait enfoncé dans le sol. Il serait allé dans le noir, l’autre noir, celui qui se trouve au plus profond de la terre et peut-être aurait-il enfin trouvé ce qu’il cherchait avec son drone.
Il serait alors remonté à la surface de la Terre et ses yeux auraient repris leur place sur sa tête. Il serait à l’endroit initial. Il aurait cherché les branches sous lesquelles il se trouvait, mais il n’y aurait plus de grand pin. Il n’y aurait plus d’immeuble non plus. À la place, il y aurait un grand arbre, autrement plus grand que le grand pin. Un arbre immense dont le tronc et les branches se perdraient dans le ciel et dont les racines plongeraient dans les profondeurs de la terre.
Alors M ouvrirait les yeux et verrait la photo mal imprimée prise depuis le ciel au-dessus de lui remplie de rectangles rouge brique bordés de vert sombre et de gris clair. Il aurait tourné la tête pour regarder à travers la fenêtre de sa chambre et il aurait vu le soleil sur le point de se coucher.