#LVME #02 | Un jeune rouquin

Ce samedi après-midi d’hiver, ciel bleu immaculé, un petit mistral mordant se lève et promet trois jours glacés. On sonne chez Freya, déjà plusieurs voisins ont le regard rivé sur ce qui fut la placette, car il y a, coincé entre un mur de maison et la caravane, ô surprise, un char ! Un char avec son canon, stationné dans le sens de la descente mais les deux rues qui s’offrent à lui sont à peine suffisantes pour des voitures si l’on en croit les nombreuses éraflures sur les murs de pierre des jardinets.

L’homme est casqué de kaki, vêtu en style camouflage et bottes aux mollets, dépassent du casque pas grand’ cheveux mais il est rouquin ça c’est sûr, et très jeune, très très jeune. Freya est absente mais Marie depuis sa terrasse où elle déguste sa blonde mentholée (achat de contrebande car c’est devenu introuvable) interpelle le militaire tout en appelant son mari. On ne sait jamais. Appeler le mari en situation imprévue, étrange, dangereuse, insoluble, difficile, ou traditionnelle comme faire déboucher les bouteilles, appeler le mari est un vieux réflexe. On pourrait même dire un réflexe vieux. Ça tombe bien ce n’est pas l’heure du bistrot. Qu’est-ce qu’on ne sait jamais et qui mérite l’appel du mari et la présence des deux membres du couple ? On ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu fumes ta clope tranquille, c’est le week-end, et soudain tu as un canon de char pointé sur ta maison. Car c’est le cas, le canon est pointé légèrement devant lui vers la droite : terrasse de Marie.

Le militaire s’est perdu, ils font des manœuvres dans le village et il devait se rendre à l’église. Sauf qu’il y a deux églises, et celle du haut est inaccessible pour un char, pas prévue pour les canons, à peine pour les SUV. Il a compris son erreur en voyant le rétrécissement progressif de la route qui monte autour des maisons, d’où son réflexe de stationner à côté de la caravane, terrain désormais privé. Étrangement le griffon noir ne se manifeste pas. Je serais chien, ce serait le moment d’alerter. Passons. On dit que les chiens, ça s’éduque, voire se dresse. Il demande son chemin. Il est troublé. Il est inquiet. On ne lui donne pas dix-huit ans. On veut l’aider. Déjà trois personnes, des hommes, lui indiquent comment faire demi-tour. (Et les GPS ? Ça tombe en panne ?). (Les femmes, que font-elles ?). Le gars remonte dans son char. Il est mince, très mince. Il doit être beau sans casque. Un enfant encore.  

Le canon tourne à 180 degrés vers la gauche. Le canon tourne à 45 degrés vers la droite ! Le canon retourne à 100 degrés vers la gauche ! Toutes les maisons passent par la ligne de mire ! Il ne sait pas manipuler le canon ! Les femmes sont rentrées mais regardent derrière les vitres, les hommes sont planqués, sauf un, impossible de toquer au char pour signaler le désordre, c’est quoi ce bazar, l’homme est tanqué dans son cockpit, voit-il les villageois ? Voit-il seulement sa route, son GPS, les gens les chiens les mésanges les bandes de gosses à vélo Freya au cabas qui arrive en trottinant les Allemands les Marseillais ceux d’ici et ceux qui quoi qu’ils fassent, même des gosses, ne seront jamais d’ici ? Voit-il ? Le « un homme qui reste » fait des gestes au char sans savoir si le jeune soldat a besoin de ça ou pas,  sans même voir le jeune soldat : main vers l’arrière vous pouvez reculer mains écartées il reste un mètre entre la caravane et vous plat de la main vers le haut stop je regarde si la route est libre  (deux hommes sont ressortis avec un gosse curieux) pouce en l’air c’est ok reculez et puis, délibérément, parce que tout le monde regarde derrière les vitres, ou bien non, juste par fraternité ? un grand salut d’au revoir (et bonne chance peut-être).

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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