Le chauffe-eau à gaz a rendu l’âme; le plombier dit qu’on doit passer à l’électrique. Il faudra un ballon, dans la cuisine, faute de meilleur emplacement, dit le plombier. Ah, dit ma mère regardant le soleil dessiner l’ombre du rideau sur le mur décrépit, vraiment?
C’est juin, vers le quinze, B. revient du marché avec une caisse de légumes et de fruits, ceux qu’on brade parce qu’il ne sont pas calibrés ou seulement un peu abimés. On va devoir installer un ballon d’eau chaude dans cette pièce, tu te rends compte, dit ma mère, moi qui ne sais même pas où ranger le faitout. Tu poses le frigo sur la machine à laver, tu supprimes un placard et c’est bon, répond B en me jetant un regard en coin. Ne nous ne savons pas, ni elle, qu’il y aura une autre guerre, nous ne savons pas que cette fois elle ne défilera pas contre; nous ne savons pas, ni B , que durant cette guerre s’ajoutant à l’autre, B ne sera pas dans la rue pour crier, ni ne s’indignera en levant son verre de rouge; nous ne savons pas, ni B, qu’il viendra cette nuit-là, qu’il la battra (anéantie sans visage). Nous ne savons pas .
(Tu ne bois pas un peu trop ? disait parfois ma mère à B )
B ne sait pas elle non plus.
Vous allez donc refaire la cuisine, a dit B en revenant du jardin les mains pleines de terre; elle venait de planter un rosier ; elle s’occupait toujours des fleurs . Ma mère l’a prise dans ses bras, B s’est raidie – B s’arc-boutait devant trop d’effusion : attends je dois me rincer les mains.
Je m’étais proposée de repenser entièrement la cuisine, d’en faire les plans et de suivre le chantier du début à la fin : on ne va faire les choses à moitié, j’ai dit. On va refaire en conservant, j’ai dit, une sorte d’aufhebung » de la cuisine, j’ai ajouté : De quoi a demandé ma mère se tournant vers B – elles avaient surement rit-, on va inventer une nouvelle cuisine sans faire disparaître tout à fait l’ancienne, on va lui conserver un peu de son histoire et surtout « son âme », j’ai dit – « âme » c’est un mot pour ma mère : c’est un mot qu’elle aime.
Depuis les choses ont changé. Le mot s’est comme volatilisé, emmuré , caché dans le vide créé entre l’ancien mur et le placo.
J’ai regardé cet endroit, comme jamais. J’ai pris des photographies de la cuisine sous toutes ses coutures; j’ai esquissé des plans, fait et refait mentalement les gestes pour en affiner les contours : couper, cuire, laver, ranger, s’assoir, peler, parler, rêver, s’aimer, pleurer, se dire des choses définitives, se réconcilier … on est si bien dans une cuisine– c’est ta pièce favorite non ?
Je me souvenais à peine de la terre battue de 1967. Quand mes parents avaient acheté, cette pièce qui deviendrait notre cuisine, n’était qu’une sorte de chais. La table trop haute inamovible et le placard mural fixé trop bas, spécialité de mon père – on peut avoir une nomination à l’oscar du meilleur décor, gagner un César et passer à côté de la vie matérielle ( pourtant mon père cuisinait très bien avec beaucoup d’huile et quelques bosses ). Des heures on y passait dans la cuisine pas pratique mais chaleureuse. Ces portes de placard qui une fois ouvertes vous enfermaient contre le mur; les bosses qu’on se faisait en se relevant d’avoir cherché le poivrier dans le placard du milieu sous le placard trop bas, ce banc de pierre un coffrage de ciment avec pierre apparentes qui nous entraient dans les fesses malgré les coussins plastifiés orange, de jardin, qui finissaient de toute façon par glisser et se retrouver par terre ; la table de chêne vitrifié, une récup de film, fixée au sol – je me demande encore pourquoi il l’avait fixée–, les pieds cimentés se logeaient entre les carreaux de terre cuites, un nuancier de roses et d’ocres magnifique et poreux sur lequel le sable ramené de la plage dessinait des collines.
En quarante ans la cuisine avait peu changé, ma mère avait fait carrelé tout le mur au dessus de l’évier et de la gazinière ( la gazinière qu’on avait du remplacer au dix fois parce qu’ici tout finit par rouiller ). On avait un jour rendu la table de chêne vitrifiée mobile, elle occupait le centre de la pièce, on avait détruit le banc de pierre et acheté des tabourets. Le vaisselier trouvé dans la maison installé le long du mur de la cheminée condamnée avait été poncé…
Oui, je vais la refaire, j’ai dit. J’ai imaginé. Dessiné. Cassé. Conservé. Un hiver. Un printemps.
On dirait la même pièce en beaucoup plus grand, a dit ma mère, elle avait quelque chose dans le yeux, ils brillaient ; après nous sommes allées dans le jardin. Le rosier avait deux roses jaunes. C’est bizarre a dit ma mère je me souvenais qu’elles étaient roses.
2 commentaires à propos de “#LVME -2 #03| perspective de chantier avec roses”
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Comme elle est pleine de la vie cette cuisine. Merci Nathalie
Merci Ugo