Dans l’évier de pierre les assiettes s’empilent, autour de la table les voix mêlent rire et mots. A droite de l’évier surmonté d’une ouverture ronde par où rentre un peu de lumière, la cuisinière à bois remplie jusqu’à la gueule de bonnes bûches chauffe la pièce. Elle ronfle par à-coup au rythme du tirage, à chaque appel d’air de la cheminée, on y cuisine aussi bien des morceaux de viande grillée en enlevant un ou deux ronds de fonte, le cul de la poêle directement sur la flamme, qu’un ragoût dans la grosse cocotte mise à mijoter à côté du foyer, dans le four cuisent des tartes aux fruits, des gratins, des pâtés de viande ou de pomme de terre, dans l’angle un drôle de placard bâti dans l’épaisseur du mur, de hautes portes, plus long que profond, on y range les saladiers, les plats en faïences, les pots, les assiettes de services, les verres à eaux, les verres à vins, les théières, les tasses et les bols, on y aligne les bocaux remplis de graines, de farine, de fruits secs, de riz, de pâtes, les casseroles sont suspendues à des crochets et les plats de cuisson sont empilés par forme et par taille. Au mur un calendrier 1950 empalé sur un clou planté là par les derniers propriétaires, chaque jour biffé d’un coup de stylo bille du premier janvier à quinze octobre, deux cent soixante-seize traits noirs, une trace d’encre grasse chaque matin sur la date du jour d’avant. Le quinze octobre le trait tremblé a été apposé le matin même du déménagement, le ramassage des pommes de terre était terminé, le troupeau descendu des alpages avait été vendu aux enchères par un maquignon gagné à la cause des acheteurs mettant fin à cent ans de successions, d’élevage et de culture. Le quinze octobre après des semaines à remplir des malles, préparer les affaires, biffer le jour, fermer les fenêtres, tourner les clefs dans la porte, et partir. Dans les hangars on a gardé les outils, leurs carcasses encore reconnaissable, de quoi faner, faucher, planter, de quoi botteler, et de quoi labourer, des biches à lait, et le joug pour les épaules d’un couple de bœufs, tout ce bazar sera emmené par le ferrailleur, cette fois la ferme clos son histoire paysanne disparue sous le carrelage dans la cuisine, la terre battue consolidée d’alignement de pierres disparue à jamais dans un lit de béton, décaissement, réagréage, et pose des larges carreaux beiges éclairant la pièce garnie de cloisons de placo encore ouverte, des fils électriques rouge, bleu et marron sortant à l’emplacement des prises, pas encore de porte entre la salle et la cuisine à proprement dite, et peut-être pas du tout finalement, c’est ce dont on parle autour de la table, on dit qu’on se donne le temps de vivre, qu’une maison fermée vingt cinq ans ans doit être écoutée avant d’être transformée de trop, qu’on a vite fait de se tromper, que les quatre saisons chante chacune une mélodie d’ombre et de lumière, qu’une année entière est nécessaire, on dit qu’on va attendre.
2 commentaires à propos de “#LVME #3 | conduit courbé”
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La mémoire d’un évier de pierre. Merci Catherine.
Merci Hugo,
On serait donc dans un chemin vers l’infra-ordinaire non ?
Inventorier le réel de la façon la plus neutre possible. Comme c’est difficile. Vers la minute 20 de la conférence
https://www.youtube.com/watch?v=0M2s2re2o-g
Bonne écoute,